Les bonnes années

liseamieTu regardes la photo et t’écris ce que tu veux m’avait-on dit.  Et je ne pus m’empêcher de croire qu’il s’agissait d’un piège;  que la photo ne serait qu’un miroir qui me renverrait à moi; un prétexte inavoué pour parler de moi; une eau profonde dans laquelle je plongerais pour refaire surface à peine travesti sous l’allure de ces deux femmes, en robes d’été, assises au pied d’un gros arbre à l’écorce drue comme il ne s’en fait plus. Ces deux femmes, oui  : celle de gauche, fermée, austère, fière, qui regarde vers le large comme on dit en Gaspésie; celle de droite, plus jeune on dirait, souriante ou presque, à côté de son amie.

Voilà, déjà : «amie», «fermée», «austère», «fière», tout ça c’est moi qui le dit,  c’est de moi qu’il s’agit.  Comment parler d’elles ?  Si ma voix n’était pas qu’à moi, ne serait-ce qu’un instant à elles, que dirait-elle ?  Voilà le défi…  Perplexe, je mis la photo dans ma poche et je sortis marcher en pensant qu’il fallait que la chose décante, qu’elle repose; qu’à porter la photo sur moi  peut-être cela se résoudrait de soi par une secrète osmose comme il arrive parfois.

J’allai au Mont-Royal.  Il faisait froid.  Je suivis le chemin des calèches.  Je gravis en les comptant les 206 marches de l’escalier.  J’arrivai à côté du chalet et là –comme tout le monde s’y attend– c’est là que je la vis. Et si je l’abordais, me suis-je dit, si je lui montrais la photo, si je l’écoutais, si je transcrivais fidèlement ce qu’elle dit, ma voix serait à elle, j’éviterais le piège, et elle aussi, c’est sa photo, c’est sa vie.  Car c’était elle, celle de gauche avec ses yeux de Gaspésie, altière comme hier, assise au pied d’un arbre, en robe d’été carrelée au beau milieu de février.

Madame, lui dis-je en montrant la photo, c’est vous ?

Ah, oui, c’est moi. L’Abitibi… –répondit-elle en pointant celle de droite, son amie, en robe blanche qui sourit– c’était les bonnes années

Outremont, le 9 février 1990

Le grand-père de tous les poissons ……. Loin