Higgins Beach.
Devant soi la plage, petite, qui regarde vers l’est, autant au bord du ciel que de la mer; sur la droite, des falaises, des rochers rouillés, friables, fatigués; sur la gauche, la petite rivière Spurwink qui d’une année à l’autre déménage son lit mouvant dans le sable; partout, de l’espace et de l’air qu’on dirait de source, neuf, jamais respiré.
À marée basse, la rivière se passe à gué; à marée haute, les grands plongent à partir des berges de sable et s’y baignent. Philippe, onze ans, vif et crâneur, doit se contenter de regarder faire :
– Trop dangereux; le courant… dit son père.
Et Philippe regarde les grands et regarde aussi les pêcheurs; le lancer fascinant, sans cesse répété, de l’appât dans les vagues; et Philippe aurait passé ses journées entières à faire comme eux, mais son père avait interdit qu’il aille seul à la rivière, et sur les rochers. Point final. Alors Philippe rêvait, rêvait et regardait de loin.
L’histoire avait débuté à Montréal. Ils avaient parlé des belles pêches qu’ils feraient à la mer, des expéditions, des prises extraordinaires; des maquereaux, des loups, des grosses truites de mer qu’ils prendraient ensemble. Ensemble ils étaient allés, le fils et le père, acheter deux trousses du parfait pêcheur à 14,98$, complet. Depuis ce temps, la nuit, Philippe en rêvait.
Le lendemain de leur arrivée, fidèles au projet, ils avaient fait leur première expédition. Enfin, ils étaient au rendez-vous, le père, de sa promesse, le fils, de son rêve; au rendez-vous aussi les moustiques, les mouches à chevreuil, les vlimeux de petits brûlots, les qui mordent et qui piquent dans les cheveux sur la peau, les qui aiment la chair fraîche et qui partent avec le morceau; au rendez-vous aussi bientôt, une longue heure devant toute cette eau sans le moindre signe de vie au bout de leurs lignes… Le père ne comprenait pas, tapait, grattait ses piqûres, sacrait. Philippe pêchait et trouvait cette absence de poisson presque normale puisqu’il avait passé tout le début de la matinée, avant que son père ne se lève, à écouter les autres pêcheurs :
– C’est parce que c’est pas la bonne heure, ou :
– Faut venir à la marée montante. C’est meilleur, ou :
– Attends la pleine lune, tu vas voir. Là c’est le matin, viens le soir, ou encore :
– Faut aller à l’embouchure de la rivière, en rajoutant que lorsqu’on y pêchait, souvent on se disait qu’on devrait peut-être s’essayer sur les rochers. Après deux heures à pêcher du varech avec son père, Philippe avait dit d’un ton très assuré :
– Ça ne donne rien, il est midi, marée basse.
– Oui, et le poisson devrait avoir faim comme tout le monde.
Philippe alors –découvrant sans doute une des grandes vérités de sa vie– avait dit :
– Papa, je crois que la pêche tu ne connais pas ça.
– Voyons donc, fiston, on a plus qu’essayé, tout est pollué.
Finie la pêche, pour le père, c’était réglé. Ce soir là au souper, la mère de Philippe avait difficilement retenu un fou rire.
Depuis ce temps donc, Philippe, déçu, ne faisait que regarder les autres pêcher, monsieur Laporte en particulier, le seul qui, à chaque jour, attrapait un maquereau ou un bar, et les autres aussi, toujours aussi bavards :
– La saison n’est pas bonne, ou :
– C’est à cause des Russes.
Et monsieur Laporte ajoutait :
– Il y en a des poissons. Il y en a même des beaux, mais je suis trop paresseux pour prendre les gros.
– Les gros? avait dit Philippe.
– Ah, mon garçon ! Si tu veux le grand-père de tous les poissons, si tu veux le plus gros, il n’y a qu’une seule façon : pêcher au Rapala, à la pleine lune, la nuit, à l’embouchure de la rivière, juste au moment de l’étale de la grande mer. Si tu fais ça –tout ça, exactement comme je te dis– c’est certain, tu l’auras, le plus gros poisson de toute ta vie.
– Le plus gros?
– Le grand-père, certain, garanti, dit Laporte, et la pleine lune, tu sais, c’est lundi.
– Ça se peut pas, je vous crois pas…
Mais malgré lui soudainement Philippe s’était senti très excité; un Rapala, son père en avait un; le vendeur avait dit qu’avec un leurre comme ça, les poissons feraient la queue à l’appât et que Jonas lui-même pourrait aller se rhabiller. Le père alors s’était laissé tenter.
Au souper, Philippe avait essayé d’aborder le sujet :
– La nuit ! Pas question. Des millions de brûlots ! Te vois-tu attraper un poisson si gros, te faire remorquer jusqu’en haute mer? Mais te vois-tu? Pense à ta mère.
Oui, Philippe pensait à la mer; oui, Philippe se voyait très bien ployant, minuscule, sous l’énorme poisson, remontant de la plage vers la maison, répétant à la ronde :
– Dites-le pas à mon père, c’est tout seul que je l’ai pris. Dites-le pas à mon père, je va le cacher sous mon lit…
Finalement, le père avait dit :
– Il n’y a rien de vrai là-dedans, c’est toute des menteries.
Mais, menterie pour menterie, Philippe avait décidé d’y croire.
Et les jours passèrent.
La nuit de la pleine lune, Philippe, en cowboy marin sur le dos d’un dauphin, rêvait qu’il fendait la mer à 120 à l’heure. Sur la plage, les vacanciers attroupés l’acclamaient; son père exalté proclamait :
– C’est mon fils ! mon fils, le champion. Voyez s’il est bon !
Sa mère criait :
– Attention, Philippe, attention !
Tous applaudissaient; monsieur Laporte disait :
– C’est Philippe, le grand-père de tous les pêcheurs!
Philippe, radieux, comme un pape renvoyait la main… Mais une vedette de la garde côtière se mit à le suivre, puis à le poursuivre; la vedette gagnait du terrain.
– Plus vite ! plus vite ! criait Philippe au dauphin.
On l’interpellait du pont du navire à grands coups de sonnerie de…
Philippe ouvrit un oeil et vit qu’il avait la main sur le réveille-matin. Il coupa la sonnerie, s’assit dans son lit puis tendit l’oreille dans le silence de la nuit. Quatre heures quinze. La maison sommeillait. Il remonta le réveil et le remit pour qu’il sonne à quatre heures cinquante-cinq exactement. Il se leva, le plancher était froid, marcha sur la pointe des pieds jusqu’à la fenêtre embuée. Dehors, tout était noir comme un matin d’hiver, il frissonna, chercha la lune et ne la trouva pas. Mystère. Il l’avait pourtant vue sortir toute ronde et pâle de la mer, avant d’aller se coucher. S’il fallait que monsieur Laporte se soit trompé et qu’elle soit partie, envolée… Monsieur Laporte avait aussi dit que la marée serait haute à quatre heures cinquante cinq –exactement– mieux valait être un peu en avance. Philippe enfila rapidement son jeans, un coton ouaté et un coupe-vent par dessus son pyjama. Il mit le réveille-matin dans sa poche, récupéra la canne à pêche et le Rapala de son père cachés sous le lit, ouvrit la fenêtre et sortit dans la nuit humide avec un petit pincement d’anticipation au coeur. Quatre heures trente.
Philippe n’avait jamais vu le village à cette heure, silencieux, figé, un vrai film de peur. Et de lune toujours pas. Ah ! s’il fallait tout rater à cause de cela ! Il partit en direction de la plage. Une pâle lueur colorait l’horizon au-dessus de la mer. Derrière lui, au loin, un chien aboya; Philippe se retourna… elle était là, la lune, belle, ronde et basse dans le ciel, sortant des nuages déchirés. Monsieur Laporte ne s’était pas trompé :
– Je me lève et elle s’apprête à se coucher, pensa Philippe, en accélérant le pas.
Autour de lui, tout était immobile. Il lui semblait que le crissement du sable sous ses espadrilles allait réveiller tout le village. Il essaya même de penser à voix basse, mais plus il essayait, plus ses pensées criaient fort.
Rendu à la plage, il constata avec satisfaction que la marée était très haute. Surpris, il vit de grosses mouettes qui planaient au-dessus de sa tête telles de silencieux fantômes noirs. Il se dirigea vers la rivière. Il faisait de plus en plus jour et l’horizon s’enflammait :
– Un coucher de soleil à l’envers.
Par endroits, une légère brume. Partout, un air de mystère.
Rendu à l’embouchure de la rivière, il choisit un endroit où la berge permettait d’avancer dans l’eau. Il posa la canne, sortit le réveille-matin. Quatre heures quarante-cinq. Dix minutes encore. Enfin ! Il l’installa derrière lui, après avoir vérifié qu’il était bien prêt à sonner. Il reprit la canne à pêche et souffla le sable sur le moulinet. Devant lui, le soleil tout rouge se levait et traçait un immense chemin miroitant sur la mer. Tout se passait tel que prévu, ne lui restait plus maintenant qu’à le faire. Marée haute, pleine lune… Sapristi ! La lune ! Ouf ! elle était toujours là, derrière lui, énorme et rose, lourde au-dessus de l’horizon, descendant sur les côteaux teintés de bleu et de plomb.
Quatre heures cinquante. Cinq minutes encore. Pour la lune, ça irait; il aurait tout juste le temps de faire son lancer avant qu’elle ne disparaisse. Il aurait dû apporter de l’anti-moustique, la prochaine fois. Oui, les barbes des hameçons du Rapala étaient bien acérées et le noeud de la ligne, solide. Trois minutes.
– Si je sens qu’il me tire vers la haute-mer, je résiste, je le tiens, je le suis le grand-père jusque dans l’eau, par dessus la tête s’il le faut; et là seulement, si la bête est trop forte et sauvage, là seulement je lâche tout et reviens à la nage.
Deux minutes.
– La sécurité du moulinet, je l’ai enlevée ou pas? –Petit coup sur le fil– Ouf, voilà, je suis paré.
Une minute encore. Monsieur Laporte a dit :
– Ne pas quitter des yeux l’endroit où l’on vise; le choisir, le fixer et lancer.
En plein milieu de la trace miroitante du soleil levant; en plein milieu de la grosse boule rouge elle-même, décide Philippe,
– Ça y est. Je suis prêt.
Il agrippe solidement le manche à deux mains, lève la canne devant lui,
– Grand-papa, attention, j’arrive, tiens-toi bien!
Dans son dos, la lune disparaît derrière les côteaux; devant lui, le soleil ardent s’élève du fond de l’eau; à côté de lui, le réveille-matin indique quatre heures cinquante-cinq et, dans sa tête, une voix crie fort et haut :
– Sonne ! Sonne ! Sonne !
Driiinnng !! Philippe, malgré lui, fait un saut; ses bras, vers l’arrière font un grand arc lent et beau puis ramènent la canne vers l’avant, avec force; le Rapala décrit une grande courbe au-dessus de l’eau et –juste comme la sonnerie du réveil s’épuise– tombe, avec un petit splouche paresseux, en plein centre de la grande trace cuivrée du soleil.
– C’est maintenant ou jamais; mords, Grand-papa ! Mords ! crie Philippe dans sa tête.
Il enclenche rapidement le mécanisme du moulinet, commence à rembobiner la ligne et soudain sent un grand coup :
– Je l’ai ! Je l’ai !
La ligne se bande, la canne plie, il se sent tirer vers le large, il avance dans l’eau, il tient, il suit :
– Donner de la ligne, il faut donner de la ligne –avait dit Laporte– donner de la ligne et laisser la bête s’épuiser.
Philippe tient le poisson, donne de la ligne, avance encore :
– Pas avant d’en avoir par dessus la tête! hurle la voix dans sa tête
Le poisson tire vers le large, tire vers le fond, mais Philippe donne de la ligne et, malgré ses crampes aux bras, tient bon. Finalement, le poisson se fatigue et Philippe dans l’eau jusqu’à la taille, épuisé autant par la peur d’être emporté que par le combat, doucement le tire vers lui et n’en croit pas ses yeux lorsqu’il le voit :
– C’est lui ! le grand-père, le plus gros poisson de toute ma vie !
C’est un loup de mer aussi gros que lui.
Philippe haletant parvient enfin à hisser l’énorme bête sur le sable. Elle lui fait un peu peur. Elle a encore des soubresauts. Il doit maintenant finir ce qu’il a commencé, il le faut.
– Excuse-moi grand-père, dit-il en soulevant à deux mains la grosse pierre bien haut, Il le faut. Il le faut.
Philippe a l’impression presque de rachever un ami, mais se répète-t-il, en fermant les yeux :
– Il le faut, c’est ainsi.
Fourbu, trempé jusqu’aux os, Philippe s’assoit alors à côté de sa prise, puis soudainement il a froid. Le réveille-matin marque cinq heures et vingt; le combat a duré près de trente minutes, l’éternité, tout, rien. Le ciel est passé du gris au bleu, la marée hésite avant de redescendre. Philippe fatigué, glorieux, pense à la longue remontée qu’il lui faut entreprendre.
Après quelques minutes de repos, Philippe enlève la ceinture de son jeans et la passe à travers une ouïe de la bête. Il est cinq heures trente au réveille-matin, il empoigne la ceinture pour soulever son poisson,
– Viens-t’en, grand-papa, on s’en va à la maison.
La bête est plus difficile à manipuler hors de l’eau qu’elle ne l’avait été dans son élément; vivante, il suffisait de bien agripper le manche et de céder et de forcer à bon escient; et de plus, il y avait des moments où l’un et l’autre, étrangement complices, se donnaient du répit; mais là, c’est comme tout le poids visqueux et froid de la mort sur la vie qu’il a sur les bras. Philippe, tenant la canne à pêche et tirant la ceinture à deux mains par dessus son épaule, installe finalement le grand-père de tous les poissons sur son dos; la tête de l’animal est presque appuyée sur la sienne. Il s’ébranle avec sa lourde et glorieuse charge; à chacun de ses pas les ouïes lui font un squouiche, squouiche secret à l’oreille. Il revient vers la plage puis remonte la rue jusqu’à la maison. Il ne croise personne sur son chemin.
La maison sommeille encore. Philippe pose la bête sur la véranda, repasse par la fenêtre de sa chambre et vient déverrouiller la porte moustiquaire; il entre et pose le grand-père, dont la tête et la queue débordent de chaque côté, en travers de la table de la cuisine. Il se dirige ensuite vers sa chambre, en se demandant ce qu’il va dire à son père. Il laisse ses vêtements mouillés dans un tas au pied du lit et, avant même d’avoir le temps de se répéter la question, s’endort…
La famille n’eut aucune difficulté à croire que le monstre qui les accueillit au petit déjeuner ce matin-là était effectivement le grand-père de tous les poissons. La beauté de la prise compensa pour la désobéissance et Philippe s’en tira avec une réprimande paternelle teintée d’un peu d’envie.
Philippe devint la vedette du jour. On le photographia avec sa prise, le félicita, le consulta, le montra du doigt; son père retourna même pêcher avec lui. L’exploit s’inscrivit immédiatement au folklore local. Monsieur Laporte, que Philippe remercia chaleureusement de ses conseils, se mit lui aussi à pêcher à la pleine lune, la nuit, à l’embouchure de la rivière comme il avait si bien dit à Philippe de le faire, mais il ne prit jamais rien…
Outremont, 1985