La mère et l’amie

– Hein !? Tu sors avec ta mère?  pour le plaisir?
– Ben sûr. Tu parles d’une question…

Mais la question était restée comme en écho.  Françoise venait la cueillir au bureau, et Dodo se surprit à penser que cette fois c’était une amie qu’elle attendait.  D’autres fois c’était une mère (quand Robert lui faisait des vacheries, par exemple, et qu’elle déversait sa peine et sa rage au téléphone).  Et Dodo pensa que parfois on a besoin de sa mère,  parfois d’une amie, et Françoise avait ses jours mère et ses jours amie, comme Dodo avait les siens dans son besoin d’elle aussi…  Aujourd’hui, elles allaient souper chez Luc à Longueuil.  Demain, elles cuisineraient italien tout l’après-midi.  Mais voilà que Françoise klaxonnait déjà.  Dodo descendit.

C’était l’heure de pointe.

La voiture s’engageait sur le pont Jacques Cartier tandis qu’on achevait de dire à la radio qu’il valait mieux l’éviter.  Et pourtant ça roulait.  Puis Reggiani chantait «Madame, votre fille à vingt ans». Et Dodo regardait distraitement le fleuve.  Et Françoise disait son soulagement d’avoir enfin quitté son job de productrice en publicité. Puis elle dit Mais voyons, chauffard, qu’est-ce qu’il fait là l’animal? Dodo sortit de sa rêverie et vit l’autre auto qui quittait sa travée.  Puis le bruit sourd de l’impact, le terrible froissement des tôles, la secousse incontrôlable; le regard fixe hébété de Françoise, les sirènes, l’ambulance, puis son propre cri qui se déroulait hors d’elle comme un mauvais film au ralenti. Puis rien.

Rien pendant des heures. Elle avait été brave à l’hôpital, brave avec les policiers, brave d’une force qu’elle ne savait expliquer.  Mais qu’est-ce que je fais là?… Dodo s’arrêta; elle allait prendre le téléphone; elle allait appeler sa mère pour lui dire la terrible peine d’avoir perdu son amie…  C’est à ce moment là que toute l’horreur de la chose la rejoignit.

Outremont, le 13 septembre 1989

La fille accordéon ……. Le grand-père de tous les poissons