Innocenti

Arthur Rochette venait de l’appeler Monsieur, et François Thibodeau avait failli tourner la tête pour s’assurer qu’on ne s’adressait pas à quelqu’un d’autre.  Cet homme là a bien raison, se disait François ; un gars –un homme– qui achète son premier char franchit une étape dans la vie et n’est plus jamais le même après.  Depuis le temps que François attendait pour accéder au rang très sélect des PVAs (Propriétaires de Véhicules Automobiles) il aurait pu se sentir vieux déjà, mais non, il se sentait tout neuf : Attention le monde ! C’est aujourd’hui que ça commence…  Quoi au juste? François ne le savait pas.  Mais il savait par contre que ce n’était pas le moment de se poser des questions d’innocent ; surtout pas devant Arthur Rochette qui malgré son grand âge –cinquante, cinquante-deux ans certain !–  avait l’air de connaître ça la vie.   Pas comme le père de François, lui aussi vieillard de cinquante ans, qui à une question comme Qu’est-ce que ça change, un char? répondrait probablement quelque chose de niaiseux et de bourgeois comme Un char, ça change les paiements au bout du mois.  François ne voulait même pas y penser à son père ;  la morale, la morale tout le temps…

Arthur Rochette ouvrit la portière et invita Monsieur François à prendre place dans sa nouvelle acquisition.  L’homme avait une certaine noblesse d’allure et de gestes, comme un chauffeur de ministre ou un doorman du Ritz.

Wow !,  siffla François en s’installant au volant, Wow !
– Prenez tout votre temps,  dit Arthur Rochette gentiment.

François se cala donc dans son siège ; une bouffée de fierté lui montait au visage, il croyait éclater ; il prit une grande inspiration et l’odeur de cuirette neuve qui imprégnait l’habitacle le saisit : il se revit petit, calé derrière le volant de l’Oldsmobile neuve de son père, faisant des vroums-vroums conquérants et fiers sur une autoroute qui passait dans un ciel imaginaire…

Arthur Rochette se racla la gorge.  François prit son air le plus dégagé

– Bon. Je suis prêt.

Le conseiller en automobile lui tendit les clefs,

– Ta première auto ; tu ne la regretteras pas. C’est comme sa première blonde; on finit par la lâcher mais on ne l’oublie pas.

François trouvait que cet homme là disait toujours des choses tellement vraies. Il faudrait qu’il y repense à sa première blonde mais une autre fois…  pour le moment, la grande porte du garage s’ouvrait majestueusement. L’instant était solennel, impressionnant.  La pénombre fluorescente du garage disparaissait dans la lumière aveuglante et blanche de ce midi de juillet. François se sentait piaffant et comme soulevé par les cris d’une foule en délire. Dans sa tête, il attendait que sonnent les trompettes du départ. Il cligna des yeux, tourna la clef de contact puis sentit l’engin se réveiller sous le capot ; il appuya sur l’embrayage, passa la première et la voiture… C’est un départ !! … frémit, fit un douloureux saut de crapaud, et s’immobilisa honteusement devant Arthur Rochette qui haussait les épaules en souriant.  Une chance que cet homme là connaît personne que je connais, pensa François en rendant timidement son sourire à Arthur Rochette. François remit  le contact. La voiture sauta, toussa, branla…

– T’es en vitesse!  Clutch crapaud!  cria le vendeur.

François appuya sur l’embrayage, la secousse cessa, et le moteur démarra normalement.  François, qui ne savait plus où se cacher, relâcha tout doucement la pédale d’un pied tremblant.

– Tu t’en souviendras pus le jour de tes noces.
– Merci.

La voiture fit alors ce que François se décrivit comme un grand bond gracieux en avant. Enfin !  L’animal, l’Innocenti, n’était pas encore tout à fait dressé mais c’était parti. Attention le monde !

François tourna sur la rue déserte, passa avec succès en deuxième (monsieur Rochette le suivait encore des yeux, certainement), accéléra un peu et se retrouva déjà à la première intersection, au premier feu… heureusement vert.  François le passa avec empressement et un certain soulagement. François n’avait pas peur des feux, mais tout bon conducteur sait coordonner la distance et la vitesse pour éviter les arrêts et les départs inutiles, pour ménager l’usure des freins et de l’embrayage, pour économiser l’énergie et aussi faire sa part,  même petite,  en tant que citoyen et propriétaire de V.A. responsable afin que l’ensemble de la circulation dans la ville soit plus « coulante ».  Ya que les innocents ou les irresponsables – c’est la même chose –  qui ne pensent pas comme ça, c’est bien connu.  Et François n’était ni l’un ni l’autre.

La rue était soudainement devenue très achalandée. C’est à l’intersection suivante, au feu rouge  –son premier avec son char neuf–  coincé entre un autobus et un camion de vidanges, que François se rendit compte qu’il se dirigeait vers le centre ville.  Karma, le destin,  pensa-t-il.  Il pensa aussi à ses sauts de crapaud ; il revit monsieur Rochette qui haussait les épaules et refit trois fois au moins dans sa tête la séquence du «grand bond gracieux en avant». Il se dit que ce n’était pas chinois, mais se sentit quand même très seul. Il ajouta, pour se convaincre que ce n’était pas grave, que personne ne le verrait… sauf le tatoué à queue de cheval du camion de vidanges, le smatte à moustache de l’autobus, et les 350 personnes –au moins !- qui le dévisageaient sur le coin de la rue.  François se mit alors à souhaiter vaguement qu’Arthur Rochette soit là.  Mais il ne put se bercer longtemps dans cette vision réconfortante ; le sauvage en Camaro derrière lui le klaxonnait comme si c’était l’Urgence Santé.  Tout autour de lui, soudainement, tout bougeait ; l’autobus crachait sa boucane noire ; le camion de vidanges le devançait dans un nuage nauséabond.  François comprit ; le feu était vert !  L’Innocenti fit un gros saut de crapaud haletant, mais sans s’étouffer cette fois, puis se stabilisa.  Ça y est, c’est fait !  Le grand bond gracieux en avant, pensa François.   Il était content. Un feu où t’arrêtes pas, c’est pas un feu, se dit-il ; c’est bien beau la circulation «coulante», mais le vrai conducteur est prêt à toutes les situations, sait s’adapter aux circonstances. C’est pas pour rien qu’on a des freins, un embrayage pis un permis de conduire. Seuls les gens compétents peuvent prendre la route…

Quelques feux plus loin,  François opérait déjà ses grands bonds gracieux en avant presqu’en souplesse ; les autobus lui paraissaient moins gros ; les camions moins puants, et le sourire bienveillant de monsieur Rochette cédait déjà place dans son esprit à des projets plus emballants.

Ce soir, François passerait à la Brasserie montrer le bolide aux copains, au grand Jules, lui faire voir ce qu’un gars peut accomplir quand il vole de ses propres ailes au lieu de traîner aux études, le cul sur un banc aux frais du père, de la mère et du gouvernement. François irait voir son père aussi.  Le vieux finirait peut-être par comprendre que son gars n’était pas si tout nu que ça puisque la banque avait consenti –elle– à lui avancer l’argent ; que là aussi on l’avait appelé Monsieur, et qu’en plus on avait assuré sa vie pour le plein montant au cas ou il lui arriverait quelque chose.  Rien n’arrivait jamais, c’est bien connu, mais c’était juste au cas où.  Ce n’était pas son père qui aurait fait ça ; son père, lui, il s’en sacrait de la vie de son gars, tandis que la banque elle au moins, tenait à lui, se préoccupait de son bien-être et lui faisait confiance.  Et ça, ça donnait confiance ; sa vie valait au moins 3 000$, c’était écrit, signé sur le contrat; ça, ça faisait un p’tit velours parce que t’assure pas un tout nu, et tu ne lui prêtes pas non plus ; même qu’on ne prête habituellement qu’aux riches, ça c’est archi-connu.  Ça, François n’aurait pas osé aller jusqu’à dire que c’était ce qui s’était passé dans son cas, mais plutôt qu’on lui avait prêté sur l’avenir glorieux qu’on voyait en lui puisque le directeur de la succursale avait dit que ça prenait des garanties.  Certaines personnes, avait conclu François, savent reconnaître la valeur des gens au lieu de critiquer et de faire la morale tout le temps.  François allait donc montrer à son père –lui faire avaler– son contrat, sa clause d’assurance et son V.A tout neuf pour que le vieux comprenne exactement où son fils en était rendu dans la vie.  Et finalement, pour chapeauter le tout, François lui dirait  Roger –fini le temps où il l’appelait papa–  Roger, essaie ça.  Le vieux avait souvent parlé  de remplacer sa Cutlass 446AZ par une voiture plus petite.  L’occasion était belle ; une Innocenti rouge pompier, cassette deck huit pistes, tachymètre et volant sport. On ne sait jamais ; pour une fois le père comprendrait peut-être le bon sens et déciderait peut-être de cesser de gaspiller de l’énergie et de polluer l’atmosphère avec son vieux cancer, d’encombrer la voie publique et d’encourager l’impérialisme économique américain avec son mastodonte. François en avait honte.  Il y en a qui sourient, mais c’est très sérieux; si tout le monde s’en occupait, ça donnerait une grosse masse critique de monde et on finirait par changer quelque chose.

Après avoir bouché leur trou à ses parents  (parce qu’il verrait sa mère aussi qui dirait  Mais elle est bien petite, t’es sur que c’est une vraie auto? Ce à quoi il aurait normalement répondu  Grosse Corvette, p’tite kékette ; p’tit chariot, gros grelot. Mais pas à sa mère, par peur d’être accusé de meurtre par syncope interposée.  Mais rien, RIEN, n’empêcherait François de le penser)… donc après être allé chez ses parents, demain matin, il stationnerait devant le restaurant et entrerait au travail sans parler de son acquisition, comme si de rien n’était, jusqu’à ce que quelqu’un s’informe du bolide devant la porte.  Demain soir, il irait au lac voir Marcel qui le bavait depuis deux ans avec sa Volks d’occasion.  Et finalement, vendredi, après le travail, il descendrait au bord de la mer à Pine Point dans le Maine voir Claudette –sa blonde– partie depuis quinze jours et dont le père avait un chalet sur la plage ; Claudette qui lui avait dit qu’elle couchait sur la véranda face à la mer la nuit en pensant à lui; Claudette dont les parents couchaient –la porte fermée, en haut– à l’arrière du chalet; Claudette qui le faisait baver depuis maintenant près de deux mois sans céder quoi que ce soit et qui, en réponse à ses demandes de plus en plus pressantes, avait dit Si tu viens me voir au bord de la mer, je te réserve une surprise.   Il lui donnerait donc sa dernière chance à Claudette. Il se sentait soudainement Lion, Taureau, Fangio, Villeneuve ; Superman dans son Innocenti toute neuve. Il arriverait vers minuit. Il sentait déjà comment ça se passerait ;  la plage serait déserte et grandiose, le paysage ébahi et lumineux comme dans RENCONTRES DU TROISIÈME GENRE ;  il sortirait de la carlingue étincelante et s’avancerait, radieux, vers la maison ; Claudette à la fois verrait tout cela et dormirait encore sur la véranda ; il la réveillerait doucement en lui disant  Regarde, je me suis fait une surprise et là, ce serait elle qui serait prise.

Oui, peut-être qu’avec ça elle serait fine ; peut-être qu’elle trouverait que garçon de table chez Spaghettata c’est finalement pas si pire que ça.  Il lui donnerait sa dernière chance.  À elle.  Il y avait beaucoup d’autres filles qui ne demanderaient pas mieux que de la remplacer.  Il avait été fidèle trop longtemps. Attention les États !

François se dirigeait maintenant vers l’ouest et le soleil , en cette fin d’après midi de juillet, l’agaçait.  Il regarda derrière, devant, sur les côtés : rien, pas d’autos, pas d’enfants, pas de CHIENS guet-apens.  Il fit alors le premier virage en U interdit de sa carrière et revint là d’où il était venu.  Rendu au Centre d’achat, il stationna avec beaucoup de précautions son précieux V.A. dans un grand espace pour éviter de faire frapper ses portes par un innocent – le monde est plein d’innocents qui ne font pas attention aux voitures des autres dans les stationnements.  Il était en face de la pharmacie. Il sortit, verrouilla la portière –dire qu’il y en a qui sont assez innocents pour faire exprès pour se faire voler– lança ses clefs en l’air d’un geste désinvolte et se dirigea nonchalamment vers la pharmacie.  Sur le seuil de la porte, il se retourna et contempla son acquisition. Un char neuf, se dit-il, y’a comme une auréole tout autour.

Dans la pharmacie, François se dirigea  directement au comptoir des lunettes en tournant son porte clefs au bout du doigt et s’apprêtant à expliquer longuement à…  Josiane Goulet ( Wow ! la fille… ) –son nom était inscrit sur une petite broche de plastique posée sur son sein gauche (ce qui permettait à François de «regarder» sans être vu) «Pharmacie Jean Coutu, Josiane Goulet pour vous servir», et l’on devinait la bretelle de son soutien-gorge à travers le coton blanc de son chemisier.

– Oui?
– Tu es Josiane?
– Est-ce qu’on se connaît?  puis elle comprit, et d’un geste pudique et gracieux de sa main aux ongles rouge feu, toucha la broche et dit avec un sourire incertain, Ah.
– N’empêche que moi je te connais ; je passe souvent devant la pharmacie ici et ça fait plusieurs fois que je te voie, que je te remarque même.
– T’es bien certain que c’est moi
– Oui, oui, difficile de se tromper.
– C’est bizarre ça, parce que ça fait deux jours seulement que je travaille ici.
– En tout cas, si c’est pas toi, elle te ressemble pis, attention, elle est belle.

François lui expliqua donc longuement ce qu’il cherchait : la voiture neuve (oui, ce sont les clefs de sa voiture), la brasserie ce soir ; les parents, le restaurant, le nord demain ; Pine Point, le bord de la mer, vendredi ; et pendant tout ce temps le soleil éblouissant sur le fini miroitant de l’Innocenti…  Josiane le trouvait un peu jeune mais non sans intérêt; elle lui vendit donc des verres fumés style aviateur qui le vieillissaient un peu.  Dix-neuf et quatre vingt dix neuf. Elle poinçonna «médicaments» sur la caisse :

– Comme ça  –expliqua-t-elle à son tour, et avec son plus beau sourire- tu ne paieras pas de taxe.

Oh, ho, attention, pensa François, ce n’était pas Claudette sa blonde qui aurait fait ça ; bien que trop straight.  Josiane venait de lui épargner la majestueuse somme de $1.78. A vrai dire une première place au Grand Prix Labatt ne lui aurait pas fait plus plaisir.

François quitta donc la Pharmacie avec ses lunettes aviateur sur le nez, réussit à se voir dans la vitre de la porte en sortant, entrevit aussi Josiane Goulet qui regardait dans sa direction, se redressa, eut envie de siffler «When the Saints Come Marching In», se laissa aller à le faire sitôt  rendu dehors , fit le tour de sa voiture au pas, la trouva toujours aussi belle… et monta.

François referma la portière, ajusta savamment le rétroviseur et finit par conclure que, oui, les lunettes aviateur c’était en plein ce dont il avait besoin.  Josiane Goulet l’avait bien conseillé ;  une fille qui avait du goût,  qui devait tenir ses promesses, elle.  Elle le regardait toujours, il en était certain ; il sentait son regard sur lui et c’est pourquoi il mit immédiatement le contact, écouta le ronron du moteur –puissant, lui semblait-il– puis passa en première.  La voiture toussa, hésita, puis se décida.  L’hésitation n’avait presque pas paru, François en était convaincu ; de l’intérieur, à cause de l’angle, Josiane Goulet n’aurait en effet vu qu’un autre de ses fameux grands bonds gracieux en avant.  Il tourna vers l’ouest très heureux de ses lunettes et se demandant s’il ne devrait peut-être pas prendre des cours de pilotage d’avion  –tout était maintenant possible– et aussi en se rendant compte que ce n’était pas pour rien qu’on appelait ça des CHEVAUX-vapeur sous le capot ; quel animal fringant ! et dire que c’était lui qui contrôlait une pareille monture, et que ce pouvoir nouveau était très agréable sinon élémentaire.  Il se dit même que ce plaisir à contrôler de la puissance brute –cette satisfaction- devait tout probablement être inscrite dans la nature même de l’homme depuis qu’Adam avait été appelé à nommer tous les animaux  –donc les chevaux aussi–  lors du grand défilé inaugural du Paradis,  quelque part en Mésopotamie, ce qui n’est pas loin de l’Asie d’où nous viennent d’ailleurs –et c’est un juste retour des choses– la plupart de nos autos, mais pas les Innocenti.

François roulait en surveillant le tachymètre. 3000 RPM ou 90 Km heures –maximum– pour les cinq cents premiers kilomètres.  Pas facile de retenir un pur-sang. Wow, le moteur. Plus il roulait, plus le nombre d’Innocenti sur la route l’étonnait. Quatre déjà depuis sa sortie du garage dont une identique à la sienne qu’il avait saluée d’un petit coup de klaxon fraternel. Curieux comme il ne les avait jamais remarquées avant.  Et la gueule des conducteurs !  Cette voiture n’attirait décidément que des gens sympathiques.

En attendant au deuxième feu, les mains solidement agrippées au volant, alors qu’il sentait comme c’est vrai qu’on peut vraiment faire corps avec sa voiture, alors que défilaient dans sa tête des images de tigres bondissants et de lions rugissants, alors que la tôle rutilante de son bolide devenait une extension de sa peau, alors soudainement, il se rendit compte de ce qu’il avait oublié. À la première intersection, il fit le deuxième virage en U interdit de sa carrière et se retrouva bientôt à nouveau devant la pharmacie. Il  voulut reprendre sa place mais elle était occupée par une familiale décrépite, un cancer, une honte, un péché mortel, une menace à la sécurité publique, un vrai cas d’autonasie. Finalement, il se gara, réajusta encore une fois le rétroviseur, constata que ses lunettes étaient toujours bien d’aviateur, sortit et se dirigea vers la pharmacie.

– C’est moi. Me reconnais-tu?

Josiane Goulet trouva tout à fait naturel que François revienne à la pharmacie.

– Des gants pour aller au bord de la mer?  Des vrais, en cuir avec endos en filet, comme Fangio, Gordini, Sparati, les as du volant et du spaghetti? … Dommage. Chez Canadian Tire, peut-être, mais pas ici. Mais si jamais t’as besoin d’autre chose, on sait jamais, c’est vrai que de nos jours il y a de tout dans les pharmacies. Gêne-toi pas.

Jusqu’à la dernière phrase, François avait eu l’impression d’un certain recul dans la conjoncture entre elle et lui, mais le  Gêne-toi pas de Josiane Goulet le rassura.  Ce qu’il ne savait pas, c’est qu’elle venait de se dire : Tout à coup je le rencontre sur la plage, pis que j’ai pas encore trouvé mon lift pour remonter…

Le magasin Canadian Tire était situé à l’autre bout du centre d’achat. François décida que ce n’était pas parce qu’il avait maintenant son quatre roues qu’il ne pouvait plus se tenir debout et marcher sur ses deux pieds.  Il s’y rendit et trouva ce qu’il cherchait : des gants Ferrara GTX. Il pensa aussi acheter la casquette mais décida qu’à $39.95 elle était trop haute pour le peu de dégagement qu’offrait l’habitacle de l’Innocenti. Il enfila donc ses gants, passa à la caisse et sortit. Le stationnement s’était rempli depuis son arrivée, et sa voiture était à l’autre bout.  Arrivé là, elle avait disparu.  Après un moment de panique –au cours duquel il avait même songé aller demander à Josiane Goulet si elle n’avait pas, par hasard, vu quelqu’un s’enfuir avec une Innocenti rouge feu flambant neuve– il la découvrit finalement, à son grand soulagement, cachée entre une familiale et une camionnette.  Pour la première fois, sa belle voiture neuve lui apparut toute petite, mais il chassa vite cette pensée et résolut que l’incident ne se reproduirait plus, fut-ce dans un océan de voitures. Il retourna immédiatement chez Canadian Tire et acheta la plus longue antenne fouet qu’il y trouva, 5 mètres de longueur. Il acheta aussi un petit fanion orange phosphorescent. Comme ça, il la repérerait où qu’elle soit. François se sentait de mieux en mieux équipé pour affronter le vaste monde malgré qu’il se surprenait, dans ses moments d’inattention, à frémir au montant des paiements ; mais on n’a rien pour rien s’était-il dit bravement après que son père –la morale, comme toujours– lui eut démontré, noir sur blanc, qu’avec les intérêts il allait payer son auto presque deux fois.  François avait alors résolu, selon sa logique à lui, qu’il faudrait qu’il en tire deux fois plus de plaisir, ce qui, se disait-il, s’annonçait déjà non seulement possible mais presque certain et le rassurait quant au bien fondé de ses décisions.

Ce soir là, François fit sa tournée tel que prévu : son père l’informa qu’il n’avait pas du tout l’intention de changer sa Cutlass pour une Innocenti, et confirma ainsi aux yeux de François son côté bourgeois, impérialiste, réactionnaire et irrécupérable !  Mais le comble de tout, les jaloux, les envieux, les écoeurants ! c’était la gang du restaurant. Ils lui avaient demandé si son Innocenti c’était le p’tit change de quelqu’un qui s’était acheté une vraie auto.  Mais François s’en sacrait des autres ; désormais il ne compterait que sur ses propres moyens (…comme le spotteur de la CSN leur avait dit lorsqu’il était venu les voir au restaurant…) et ne demanderait plus rien à personne.  Les autres, il n’en avait pas besoin. Un peu plus tard, le patron souriant lui avait mis la main sur l’épaule et dit qu’il devrait maintenant songer à arriver à l’heure pour garder sa job et rencontrer ses obligations à la fin du mois.

– Oui, oui boss. Avec mon char ya plus de raison asteur… j’va même arriver de bonne heure.

Mais une demi heure plus tard, sans trop savoir pourquoi, en passant sa moppe dans la toilette des femmes, François marmonnait L’écoeurant ! L’écoeurant ! L’écoeurant !

La journée fut longue et François ne retrouva sa bonne humeur que le soir en roulant vers le bord de la mer.

Les rues de Pine Point étaient désertes et noires. François reconnut le chalet par la Mercedes du père de Claudette avec sa plaque du Québec.  Il se dirigea vers le bout de la rue, trouva la descente vers la plage et fut bientôt sur le sable dur et humide. Il y laissa l’Innocenti stratégiquement parquée en pleine vue de la véranda de Claudette et se dirigea vers la maison.

Le balcon était noir. Il écouta. Pas un son. Il chuchota :

– Claudette, es-tu là?… Claudette?

Quelque chose bougea :

– Euh?  C’est qui ça?
– C’est moi.
– Oh, François…

Puis il la vit comme une apparition toute blanche et doucement chuchotée derrière la porte grillagée.

– T’es gentil d’être descendu.

La porte s’ouvrit. François n’avait jamais vu Claudette si bronzée et se sentit tout à coup chavirer ; elle était nue et chaude sous sa chemise de nuit et lui…

– Ah… euh… je t’avais promis de venir te voir.  Viens voir, Claudette, j’ai une surprise pour toi.
– Non, toi, viens voir ; moi aussi j’ai une surprise que je te dois.  C’est la pleine lune et j’ai des envies pas catholiques…
– Pleine lune? Mais il fait donc bien noir ici,  dit François.
– C’est la nuit, enlève tes verres fumés mon grand ; il fait chaud aussi, c’est l’été, enlève tes gants.

Pour ce qui est de la suite, François ne se souvient que du vertige, et de la gourmandise, et d’avoir été réveillé très tôt par l’insistante présence d’un corps tout chaud…

– Ah, Claudette…  j’ai oublié de te montrer ma surprise. Regarde sur la plage… qu’est-ce que tu vois?
– Où ça?
– Là, en avant de la maison.
– Rien, la mer.
– Pas de farce. Dis-moi ce que tu vois.  Quelque chose qui n’était pas là quand tu t’es couchée hier.
– Ah… un petit drapeau jaune phosphorescent?
– C’est ça.  Et sous le drapeau?
– L’eau? La mer?
– T’es pas drôle, Claudette…
– On est à marée haute ;  ya un p’tit bout de plage pis la mer, pis le drapeau dans à peu près dix pieds d’eau….
– Niaise pas,  et soudainement, d’un bond, François comprit, mon auto !! Non, ça s’peut pas!!!  C’est de ta faute….
– Nooon ! T’as pas laissé ton auto sur la plage à marée basse la nuit?! … ton auto?  Maudit que t’es innocent François Thibodeau !

Maintenant il fallait attendre la marée basse, vers midi, avant de récupérer l’Innocenti, et c’était samedi et le petit drapeau phosphorescent de François attirait les foules : des promeneurs, des pique-niqueurs, des baigneurs, des plongeurs, des bronzeurs, des patrouilleurs, des maîtres nageurs ; une horde de gens piqués par la rumeur…

– Il n’y  a rien, c’est juste un drapeau….  non, c’est une moto…. une auto… un tacot… une limo… un bateau ; un canot…  une chaloupe, un cargo, …un paquebot égaré, naufragé …un noyé suicidé… personne ; une cage à homard oubliée…

Et pendant tout ce temps la mer redescendait, la foule accourait, le drapeau grandissait et bientôt déjà on devinait l’auto, ruisselante et rouge dans la mer.  Quelqu’un lut la plaque.

– Innocenti? Quoi c’est ça, à matin? Un nouveau sous-marin italien?

Et Claudette qui n’arrêtait pas de s’esclaffer :

– Hon… c’est pas drôle… pauvre François, toute ton affaire est à l’eau. Hon…

François fit une colère de 3000 piastres. Tout était de sa faute à elle avec sa pleine lune pas catholique pis ses folies ; et François, en furie, lui avait dit qu’entre eux tout était fini.

– Perte totale, te rends-tu compte. Un char neuf, les cendriers sont mêmes pas encore pleins !

* * *

De retour en ville, François, mortifié, décida d’éviter ses parents pour quelque temps. Il retourna au travail sur la pointe des pieds se mêlant de ses affaires, ayant soudainement appris à se taire.

La semaine suivante, le gérant de banque si gentil qui avait assuré sa vie lui téléphona pour lui dire que son premier paiement d’auto avait rebondi.

– J’ai pas d’affaire à payer, l’auto est scrappée.

Mais le gérant, l’hypocrite, l’écoeurant, pensait juste à son argent et à le menacer, lui, François Thibodeau :

– T’es majeur, t’as signé ; trouve une façon de payer.
– Mais c’est une perte totale !  cria François dans une rage animale. Maudite société ! Ils m’auront pus jamais ; à partir d’asteur j’me promène à pied…

Il garda ses gants Ferrara et ses verres fumés mais quelque chose en lui, se disait-il, avait changé.   À partir de cet instant François se mit à expliquer longuement à qui voulait bien l’écouter qu’avant de devenir lui-même perte totale et complètement esclave du matérialisme, des requins de la finance et de la société de consommation, lui –François Thibodeau– petit poisson dans un grand lac, avait compris et décidé de refaire sa vie.

Le jeudi suivant, armé de sa nouvelle personnalité, ayant l’air de savoir ce qu’il voulait, François se retrouva au Centre d’Achat, à la pharmacie, devant Josiane Goulet.

– Josiane…
– Ah, les Lunettes !  Salut.
– Salut. Me reconnais-tu?
– Oui. Es-tu allé au bord de la mer, toujours?
– Euh… –balbutia François– Je me demandais à quelle heure tu finissais?
– Quatre heures.
– Aimes-tu les souvlakis?
– Oui.
– Je t’invite si tu veux…
– Peut-être.
– On pourrait aller faire une marche après…
– Ou un tour de char…
– Euh… c’est que… tu sais, Josiane, j’ai beaucoup changé depuis que tu m’as connu la dernière fois ici…
– T’as coupé tes cheveux, non?
– Non.  J’ai changé; j’ai compris qu’avec la société de consommation si tu veux pas te faire bouffer t’es mieux de t’affirmer. C’est ce que j’ai fait; asteur je me promène à pied ; j’ai vendu mon char, dé-bar-ras-sé…

Elle avait l’air déçu.

– Aimes-tu mieux la pizza?
– À pied?
– On peut faire autre chose si ça te tente pas.
– C’est quoi ton nom déjà?
– François Thibodeau.
– J’aime ça, c’est beau.  Parlant de bord de la mer… mon oncle m’a raconté qu’un gars a laissé un char sur la plage à marée basse une nuit. Perte totale !
– Euh…  Ah, oui?
– Ya fait un vrai fou de lui.
– C’est peut-être pas de sa faute.
– Mais voyons, les Lunettes; ça prend un innocent, c’est tellement évident.
– Euh…
– Qu’est-ce que t’as?
– Rien, rien…

François avait cru en elle, mais Josiane Goulet le décevait. Elle était pire que Claudette, déjà ça se voyait.  Maudite vie !  Mais il était trop tard et il lui dit :

– J’ai rien.  C’est juste que moi, j’aime mieux pas juger le monde sur des on-dit… Te décides-tu : pizza ou souvlakis?

Outremont, le 8 mars 1988

Ils ……. La fille accordéon