Enfin, le refuge frais de la brunante après le four de la journée.
Je viens d’arpenter la plage déserte jusqu’à l’embouchure de la rivière. Trois pêcheurs, dans l’eau jusqu’à la taille, fouettent l’air de grands mouvements gracieux et appliqués. Ils semblent être là surtout pour que leurs gestes se répondent sans avoir à s’expliquer.
Je me dirige sur la berge abrupte de la rivière. La marée descend, forte, comme si le marais entier était soudainement pressé de se vomir dans la mer.
Un souffle chaud vient des terres.
Un cormoran solitaire vole bas au dessus de l’eau et se pose en face de moi en silence. Il est vite emporté par le courant.
Je marche encore. Et c’est alors que je les vois : une apparition soudaine et pour moi désespérée. Lui, de pierre dans la pénombre, assis haut sur la berge, les bras croisés face au courant. Elle debout, plus bas, tournée vers lui. Lui, un américain sûrement qui a fait le VietNam. Elle, qu’il a ramenée dans ses bagages. Lui, le regard devant soi, contemplant la cabane des pêcheurs de homards sur l’autre rive, inaccessible, rêvée ; ou peut-être est-ce plutôt la barque qui devant nous obstinément tire sur sa bouée. Elle, la barque, qui un jour à force d’insister prendra sûrement le large seule sur le dos de la marée. Elle, la femme, proche, urgente, trop proche de lui pour qu’il la voie. Elle parle au Sphinx comme déversée sur lui. Elle le cherche avec la main sur son épaule. Elle cherche à le toucher avec des mots, j’en suis certain, cherche à nommer leurs étoiles. Lui, sourd, ne voit rien au milieu de leur nuit.
Le lendemain, un jour brumeux, une chaleur étouffante, une lumière étouffée. Je les revois. Il n’y a qu’eux en pleine foule sur la plage en plein midi. Une île avec ses deux chaises tournées vers la lumière qui se dégage, et moi naufragé nageant vers le mirage. Lui, toujours les bras croisés. Elle, faisant ses mots cachés en balançant distraitement la jambe. Lui, portant sa montre. Elle, un jonc et un bracelet doré. Puis il étend les bras, croise les mains, baisse la tête et, longuement, semble contempler ses pieds. Puis il parle, droit devant lui. Elle cesse d’écrire, quitte ses papiers. Elle l’écoute, le boit, grande soif, sa main va le toucher. Il se tait. Il recroise les bras.
Elle reprend ses papiers.
Plus tard, leurs têtes à l’unisson suivent un cerf-volant.
Puis il parle à nouveau. Encore devant lui, mais cette fois la tête un peu penchée vers elle, la main avancée lui tenant le genou.
Ce soir là, je suis seul à la rivière.
Le lendemain, j’ai beau sonder les visages, la plage est déserte, je ne les revois pas. Sinon le soir, dans une auto noire, une dernière fois. Lui, gesticule et sourit. Elle, en passant, me montre du doigt.
Plus tard, je m’entends dire au téléphone que dès demain, ou même cette nuit peut-être si je n’arrive pas à dormir pour de bon, je rentrerai à la maison.
Outremont, 16 juillet 1990
Desiderata ……. Innocenti