Aller sous la mer

Une histoire vraie. Plus vraie que vraie…

Nous étions cette année là plusieurs amis à faire notre migration saisonnière au bord de la mer pour becqueter du soleil, de l’iode et de l’été ensemble.  A chaque matin, les familles quittaient leurs nids pour se rassembler autour des premiers arrivés à la plage; les adultes se réfugiaient sous les parasols; les adolescents et les petits s’installaient, en rangs serrés, sur les serviettes et les couvertures; les parents jouaient à la pétanque, discutaient de la température de l’eau et du cours du dollar américain; les jeunes cuisaient au soleil, faisaient du bodysurf et cherchaient à se procurer de la bière pour leurs parties de plage clandestines le soir.


Antoine et Caroline, six et sept ans, étaient les plus petits du groupe. Ils avaient pris l’habitude de passer leurs journées à l’écart, assis sur des petites chaises pliantes, les pieds et les fesses dans le reflux des vagues mourantes. Les autres s’installaient sur la partie sèche et meuble de la plage que l’aller-retour de l’eau ne touchait pas tandis que nos deux compères suivaient la marée; tantôt juste à sec, tantôt mouillés jusqu’à la taille dans la mer montante; tantôt proches des adultes, tantôt silhouettes immobiles coiffées de chapeaux marins, l’un bleu, l’autre rouge; toujours solitaires et sages, faisant on eut dit partie du paysage.

Les premiers jours on avait surveillés de près les petits. Mais ils n’étaient pas aventureux, disait-on, et bientôt, leur contemplation étant si parfaite et leur rituel si constant, on avait pris pour acquis qu’ils étaient là.  Par contre, on se demandait parfois ce que deux enfants assis face et dans la mer, souvent le temps d’une marée complète, pouvait bien penser à se dire et faire. La mère de Caroline avait posé la question :

– On attend d’avoir les fesses mouillées, puis on fait pipi dans l’eau, avait répondu la petite.

Antoine de son côté avait dit :

– On va sous la mer voir les bateaux de pirates, les poissons. Une étoile de mer nous fait visiter sa maison. On mange des popsicles avec lui, c’est bon.
– Avec elle,  Antoine, on dit une étoile de mer.
– Elle s’appelle Gaston,  avait répondu Antoine sans hésiter.
– Ah!  Une étoile de mer garçon.
– Oui, avait dit Caroline,  c’est notre ami.

Les parents d’Antoine, pleinement initiés à la vie,  avaient lu dans leurs livres de psychologie qu’un enfant fabule jusqu’à l’âge de six ans; ils avaient donc attendu patiemment qu’il vieillisse. Mais voilà, c’était fait; il avait ses sept ans et son père déjà lui avait expliqué et démontré en prenant bien son temps, qu’il y avait une distance à marquer –«pour ton bien, mon enfant»– entre songe, mensonge et vérité; il l’avait syllogismé pour qu’il sache distinguer entre vouloir, pouvoir et, bien sûr, essayer; il lui avait scandé, épelé, martelé que ce n’était pas, par exemple, en reculant l’aiguille de l’horloge à la maison qu’on arrivait à l’heure à l’école quelle qu’en soit la raison. Inutile!

Mais revenons à notre histoire.  Le dernier jour avant le retour à la ville, le groupe –nostalgique un peu et fébrile– se retrouva tout entier sur la plage de bonne heure. La vacance finissait, demain ils seraient partis. La marée montait et serait haute à midi.Comme d’habitude, Caroline et Antoine s’installèrent à leur poste, leurs petits chapeaux sur leurs regards clairs,  vieux couple assis sur le balcon de la mer.  Et on les oublia, car toute la tribu participait à la finale du grand tournoi de pétanque inter-chalet et inter-génération.  A midi, la mère d’Antoine crut qu’il était chez Caroline, et celle de Caroline qu’elle était chez Antoine…

De retour à la plage, on se rendit compte que les petits avaient disparu. Personne ne les avait vus depuis le matin. Ou plutôt, chacun se souvenait, incertain, de les avoir vus sur leurs chaises face à la mer.  Mais à bien y penser, c’était peut-être hier ou avant-hier ou demain, personne ne le savait plus. Où pouvaient-ils bien être? Leurs maillots n’étaient pas à leurs places sur la corde à linge, leurs chaises et leurs chapeaux avaient aussi disparu, et Antoine au petit déjeuner  –sa mère s’en souvenait maintenant–  avait dit à son père:

– Aujourd’hui, on va aller sous la mer…

Mais il avait déjà parlé d’aller sur la lune, et aussi d’un certain château dans les dunes; alors, cette fois de dire On va aller sous la mer  n’était qu’une fabulation de plus, encore une, comme hier. Normalement sa mère aurait dit : Ah, oui? Ou son père : Mais voyons donc, Antoine… penses-y.  Mais ce matin, dernier jour des vacances, les parents s’étaient simplement  regardés d’un air entendu et résigné.

– On ne sait jamais ce qui trotte dans la tête d’un enfant, disait maintenant sa mère.
– Surtout ce qui galope dans la sienne,  avait rajouté son père.

On enquêta donc chez les voisins, rien; les pères appelèrent la police et la garde côtière, en vain; les mères pleurèrent et se tordirent les mains.

S’il ne s’est rien passé on s’inquiète pour rien, et s’ils sont morts il est trop tard. Dans les deux cas, s’inquiéter n’y changera rien,  avait dit le père d’Antoine qui tentait de se convaincre qu’ils reviendraient saufs et sains…

Il était maintenant deux heures. La marée redescendait et tout le monde avait peur, car quelqu’un –un ancien matelot– avait dit, fort mal à propos :

– De toute façon, nous le saurons bientôt; c’est à marée basse qu’on  retrouve les corps… si on les retrouve.

Angoisse, crises de nerfs, sanglots de louves.

– Moi, j’en peux pus  –avait dit la mère d’Antoine essuyant une grosse larme avec son fichu– s’il s’est noyé, le petit vlimeux, je le tue !

Son père avait levé le nez de son deuxième verre de cognac et dit :

– Mais voyons donc Pitou, t’entends-tu ?

Et c’est à ce moment-là que Michel en gros chien bourru fit irruption dans le chalet en criant :

– On les a trouvés, on les a vus !
– Mon tout petit !
– Non. Pas les enfants, leurs chapeaux, dans la mer, on voit leurs chapeaux dans les vagues.
– Aaaaahh !!

Les deux mères s’effondrèrent, les deux pères auraient bien aimé en faire autant mais cela n’était pas de mise, ils firent cul-sec à la place.

– Noyés ! Je te l’avais bien dit,  répétait la mère d’Antoine soutenue par son mari, tous deux emportés par la troupe entière qui descendait vers la plage…

Il y avait déjà un attroupement solennel tourné vers le large. Les parents s’avancèrent. Le groupe s’ouvrit pour céder le passage. La marée descendait, dans les vagues on voyait les deux chapeaux et déjà la tête et les épaules des enfants de dos qui émergeaient de plus en plus comme des statues. Tout le monde était pris de stupeur. La mère d’Antoine se mit à pleurer tout doucement blottie dans les bras de son mari; les parents de Caroline, livides, hochaient la tête en répétant :

– Mon Dieu que c’est bête…

La marée descendait toujours, horreur, quel malaise, les petits étaient encore dans leurs chaises !  L’eau s’en allait, l’attroupement muet finit par encercler complètement les enfants. Ils étaient blanc-bleu, immobiles, les bras sur les accoudoirs, les yeux vitreux fixes et noirs; des lambeaux de salade de mer verte leur pendaient de la bouche. Tout le monde était paralysé, figé, comme dans un aquarium froid, gelé.

Finalement, l’ancien matelot –cette fois fort à propos– se pencha pour enlever le lambeau de salade qui pendait des lèvres d’Antoine. Il prit le goémon entre ses doigts. La bouche du petit s’ouvrit. L’homme en tira alors un morceau de varech long comme ça; ensuite, la bouche resta béante un moment, puis voilà qu’il en sorti un long rot généreux et gras de renvoi d’évier qui débloque; plusieurs personnes dans l’assistance s’évanouirent. Puis, comme par miracle, le visage d’Antoine s’anima en un large sourire béat tandis qu’il reprenait ses couleurs. Le matelot s’écria :

– Il est vivant ! Quelle joie !

Il tira alors la salade de mer qui pendait de la bouche de Caroline et la séquence recommença. De la foule – car l’attroupement était devenu foule déjà- s’éleva un puissant et soulageant HOURRAH ! Les pères et les mères se précipitèrent sur leurs enfants retrouvés et les couvrirent de baisers.

– Antoine, mon petit sacripant, dis à maman où t’es allé.

L’enfant, fixant toujours le large, répondit :

– On est allés sous la mer.
– Antoine, la vérité ! Mens pas à ton père.
– On est allés jouer chez Gaston, l’étoile de mer.
– Gaston n’existe pas, Antoine  –continua le père de plus en plus agacé.

Antoine leva le bras et pointa avec insistance son petit chapeau.

– Oui, c’est ça, c’est tout dans la tête, je vois.

Antoine fit non, puis à nouveau indiqua le chapeau :

– Regarde, Papa.

Le père souleva alors le chapeau; la foule fit : Ah ! Lui fit : Oh ! Sur la tête de son fils, collée à sa peau, une grosse étoile de mer rose trônait. Il eut l’impression, c’est idiot, qu’elle souriait et le regardait de haut.

– C’est Gaston –dit Antoine– il ne me croyait pas; il voulait voir de quoi ça avait l’air des parents.
– Ah, oui ?   dit son père abasourdi.
– Oui –puis Antoine se leva. Maintenant, il me dit qu’il a tout compris et qu’il veut retourner chez lui.

Caroline se dégagea à son tour de l’étreinte de ses parents. Elle suivit Antoine et vint poser une bise un peu triste sur l’étoile :

– Bye, Gaston.

Antoine écarta la troupe qui lui bloquait l’accès à l’eau. Il prit Gaston dans sa main, le regarda et dit :

– Bye, Gaston, je t’oublierai pas de sitôt.

Puis il le lança dans les vagues. L’étoile disparut dans la mer déferlante. Antoine envoya  la main vers le large puis revint à sa chaise qu’il plia devant l’assemblée ébahie. Puis il dit, prêt à s’en aller :

– Bon, qu’est-ce qu’on mange pour souper?

Outremont , 13 avril 1985

California