Fidèle n’attendait pas Jack. Caro, sa mère, avait beau lui demander ce qu’il faisait assis toute la journée près de l’autoroute comme un chien au bout de sa laisse, Fidèle obstinément n’attendait pas Jack…
Mais cette histoire –il l’ignorait– n’avait jamais été de ses affaires ; elle avait commencé avant lui, à Montréal, en octobre pendant les Evénements. Il en avait hérité.
Fidèle donc, n’attendait pas Jack
– J’compte les trucks. Un de ces jours, j’va en d’jomper un moi aussi. Pas besoin de lui.
– T’as l’air de quelqu’un qui attend quelqu’un.
– Y aurait pu m’amener, j’suis assez grand.
Mais Jack avait dit :
– Essaye-pas, tu viens pas.
Et le petit insistait :
– Mais où tu vas ?… Au village ? A Québec?
– Au village y nous voient pus, à Québec non plus.
– A Montréal ?
– J’va aller jusqu’où y faut pour que quelqu’un me dise «Hey toi !». Juste ça «Hey toi!», pour que je sache qu’il m’a vu et être sûr qu’il sait que je suis là. Pis là, j’va revenir vous chercher Caro pis toi, pis j’va vous amener là où le gars va m’avoir parlé. Pis rendus là, on va toute recommencer comme si y était jamais rien arrivé.
– Amène-moi. J’veux voir le métro fantôme qui enlève le monde pis qui se promène la nuit. J’veux…
– J’ai dit non. J’le sais pas où j’va… peut-être même jusqu’en Californie. C’est là qu’on allait quand on a entendu à la radio que les autres avaient enlevé le Bloke à Montréal. C’est là qu’on allait pis qu’on a fait le plus grand U-turn au monde. HISTORIQUE ! On est revenus, on l’a eu. On a fait c’qu’on avait à faire, pis… c’est drôle, c’est lui qui est mort, mais c’est nous qui avons perdu… CALIFORNIA ! J’pense qu’asteur c’est trop tard…
– Vas-y pas Jack, vas-y pas, c’est trop tard pour Montréal aussi…
– Toi, la femme…
– J’te promets pas d’attendre, Jack. J’veux pas te voir revenir de là, pas c’te fois là. C’est pas moi qui va encore payer.
Mais Jack, sourd et buté, mains et poches vides, dévalait déjà le sentier.
– Si t’es pas contente, va donc voir Lupien !
Et, depuis ce jour, Fidèle comptait les trucks. Et Caro –à sa grande honte– attendait.
L’histoire avait donc commencé à Montréal, en Octobre.
Ça chauffait. Jack et Caro avaient décidé de se faire oublier. Ils avaient fui en direction de la Gaspésie.
Arrivés au village en pleine noirceur, énervés, apeurés, ils avaient finalement décidé de frapper à la porte d’un ami que le Docteur leur avait recommandé.
L’ami du Docteur les avait écoutés puis fait attendre dans l’auto jusqu’à ce qu’arrive une autre voiture dans laquelle l’ami était monté en faisant signe de suivre.
Les voitures avaient roulé près d’une demi-heure –de l’asphalte au gravier à la terre battue– creusant un trou qui se refermait de plus en plus noir derrière eux jusqu’au fond d’un cul de sac boueux. Là, lugubre, trônait ce qui semblait être une maison abandonnée. L’ami du Docteur avait dit :
– C’est ici. Demain, je vous apporte à manger.
Il avait pris les clefs des mains de Jack et les deux autos étaient reparties.
Caro et Jack avaient dormi d’un sommeil poussiéreux, blottis l’un contre l’autre en chien de fusil sous un tas de sacs de patates vides. Au matin, Jack était sorti pour essayer de comprendre où il se trouvait.
La maison était en bardeaux gris, entourée de foin sauvage et de touffes de framboisiers. Elle dominait le paysage qui descendait par vagues jusqu’au village. On voyait le clocher, puis le fleuve avec ses paquebots comme des jouets oubliés.
Plus loin, de l’autre côté de l’eau, la silhouette écrasée des contreforts de Charlevoix. En amont, vers la gauche, Jack devinait Québec. Tandis qu’en descendant, vers la droite, le matin s’ouvrait gris et froid sur le golfe et la mer. Jack frissonna et entra.
Caro était encore couchée. Jack s’assit tout contre elle pour se réchauffer. Elle ouvrit un oeil encore fatigué.
– C’est-y la Gaspésie?
– Non, mais j’pense qu’on les a semés.
– Où est-ce qu’on est?
– Tu voudrais ben le savoir, hein, pour qu’au prochain téléphone t’appelles le Chien pour qu’il vienne te chercher.
– Commence pas! C’est pour toi que j’travaillais quand je voyais Lupien.
L’ami du Docteur revint ce matin là avec du café, des beignes, et une grosse boîte de cannages ; un vrai panier de Noël.
– C’est tout ce que j’ai pu faire.
Quelques jours plus tard Caro dit à Jack :
– Je pense que je suis enceinte.
– Comment tu sais… depuis quand ?
– Je voulais te le dire avant de partir mais t’étais trop pressé.
– C’est qui… qui ?… Jack ne termina pas sa phrase. Caro fit comme s’il ne l’avait pas commencée.
– On va l’appeler Fidèle, dit Jack.
– Si c’est une fille ?
– Fidèle.
Puis l’hiver était arrivé. L’ami du Docteur passait régulièrement. Un jour, Jack lui dit :
– Elle est enceinte.
– Ça s’peut pas… son regard s’était voilé, à partir d’asteur va falloir vous arranger.
Ils ne le revirent jamais.
Avec la fonte des neiges, Fidèle, l’enfant était né. Les saisons passaient mais pour Caro et Jack le temps s’était arrèté. Ils le comptaient par grands blocs : il y avait avant la «fuite en Egypte», comme disait Jack avant et depuis. Il y avait aussi avant Fidèle et depuis.
A part ça il n’y avait rien, presque rien, sauf devenir fantôme… les pillages dans les potagers et les champs de patates la nuit ; le lièvre quotidien, pis –quand t’es chanceux– parfois une perdrix; ramasser pour l’hiver, s’écoeurer à manger du butin germé, ramolli ; descendre au village comme on s’aventure en territoire ennemi… Il ne se passait rien sauf du temps, des saisons qui se confondaient d’une année à l’autre, des hivers, des printemps, des étés empilés ; du temps caillé par étages –un Jello de plus en plus gris– figé, mort de peur d’entendre son propre cri.
Il n’y avait rien. Rien, sauf Fidèle qui maintenant était grand. Qui avait poussé d’une main complète en un an ; presqu’aussi grand que Jack (pas aussi fort que lui, mais ça viendrait.) déjà les mêmes gestes, la même démarche, les mêmes colères, les mêmes mots :
– J’va tout crisser ça là, j’va d’jomper le premier bateau…
– Tu sais pas c’que tu dis, morveux… t’es jamais sorti de ton trou… ignorant.
– Tu m’as jamais rien montré… Amène-moi avec toi…
– Faut que tu restes avec Caro.
Caro…
Fidèle, son enfant, était maintenant plus grand qu’elle et cela les intimidait un peu tous les deux.
Le garçon ne tenait plus en place ; il disparaissait pour des journées et parfois des nuits entières. Il s’était mis à roder autour des maisons ; de plus en plus longtemps, de plus en plus souvent, de plus en plus loin du Trou, jeune chien dangereux et fou. Il observait les filles. Deux à la première maison…
Bientôt –Caro le savait, l’enfant le savait et Jack s’y butait– Fidèle pourrait et devrait partir. Ni Jack, ni Caro, ni personne ne l’en empêcherait quand son heure, comme il disait, serait venue.
– Les paquebots, les autos, les trains, les trucks, fuck! J’suis tanné de juste r’garder passer…
Caro, presque cinquante ans…
Elle aussi était tannée. Elle avait toujours été plus âgée que Jack, mais jusqu’alors ne l’avait su que distraitement. Aujourd’hui, au midi de sa vie, elle venait de s’en rendre compte abruptement, (à ce moment où désespérément souvent les femmes, mêmes plus jeunes qu’eux, se retrouvent plus vieilles que leurs hommes). Elle venait de s’en rendre compte et cela avait scellé pour toujours sa conviction qu’il n’y avait pas de justice. Même la nature était misogyne ! Jack avait beau crier : «Wow, les hormones..!» pour elle c’était plus que ça ; ce que la nature lui faisait maintenant ressemblait trop au mauvais deal que de tout temps lui avait fait la vie et jamais elle ne se soumettrait… et voici que maintenant Jack était parti, et elle s’haïssait d’agir ainsi mais elle l’attendait. Et tout autant Fidèle surveillait l’autoroute assis au bout de sa laisse, tout autant elle, Caro, d’une façon qu’elle n’aurait pas su expliquer, se disait qu’elle était le poteau, l’attache, l’entrave, l’autre bout de ce qui retenait encore l’enfant, et que leur attente à tous deux, reliée par ce long cordon invisible, était la même. Jack ! Jack et sa maudite révolution qui avait fait patate…
Jack aussi avait changé.
Un matin en regardant sa vie, il avait vu plus de chemin derrière lui que devant. Son horizon avait basculé. Curieusement depuis, il n’était plus du tout certain de bien savoir ce qui s’était vraiment passé au fil tordu de ses années. «On est un mauvais rêve, disait-il, qu’on s’est nous-mêmes inventé.» Dans ses moments plus rassis, il répétait, comme obligé : «Je pense qu’on s’est juste fait fourrer.»
À d’autres moments, lorsqu’il contemplait l’avenir, longtemps Jack avait vu surgir l’image de Fidèle, son fils, à ses côtés, vengeur et triomphant.
Mais depuis quelque temps, Fidèle lui échappait ; non pas comme la proverbiale eau ou le sable qui fuit entre les mains, mais comme Samson jeune, aveugle et enragé qui brise ses fers et détruit le temple-prison sous lequel il s’engloutit pour s’en libérer.
Et Jack ne savait que faire. Fidèle lui échappait et cela l’obsédait car il s’entendait répéter de plus en plus souvent : «C’est moi le père… écoute…» et à chaque fois, l’âme un peu plus écorchée et nue, il s’avouait malgré lui ce que secrètement il avait toujours su : Fidèle non seulement lui échappait mais ne lui avait peut-être même jamais appartenu. Et Caro, la mère de Fidèle, non plus. Elle avait couché avec les Chiens. Mais ça c’était avant… dans une autre vie. Quatorze années qu’il n’avait pas vues passer. Quatorze années !
Au début, jalousement partagés, ils avaient été le secret de famille du village ; ensuite on les avait ignorés ; ensuite on s’était convaincu qu’ils étaient repartis ; ensuite encore, qu’ils n’étaient jamais venus, que rien de cette histoire n’avait vraiment existé. Et finalement, on déclara la maison, le Trou, presqu’officiellement hantée par l’âme d’un fou…
Et ça faisait dix jours déjà que Fidèle comptait les trucks, dix jours que Caro s’efforçait de ne pas attendre, dix jours que Jack était parti et cinq depuis qu’avec sa tête de cochon il avait rebroussé chemin sans s’en rendre compte et qu’il ne savait même plus son nom.
Une urgente envie de pisser l’avait réveillé dans un wagon à marchandises vide parqué au milieu de la cour de triage déserte de Ste-Foy. De là, il avait vu et presque reconnu le pont et s’y était dirigé. Il l’avait abordé frileux et frissonnant –il faisait soleil, c’était l’été– tout petit sur l’immense travée.
Au milieu du pont, il avait longtemps regardé couler l’eau, en se sentant loin, en se sentant haut ; se voyant tomber, en entendant son «Aaaaaaahh !» qui hurlait; en se voyant oiseau, léger, les bras tendus, plongeant sans un son, lourd comme du plomb, puis se redressant au dernier instant et remontant encore plus haut avec, en quelque part derrière lui, les cris des gens ébahis.
Debout au milieu du pont, Jack regardait l’eau en s’imaginant le splouche qu’il ferait; en la sentant froide jusque dans ses os ; en sentant son corps dépecé par l’hélice d’un paquebot aveugle et pressé ; en voyant sa tête, bouche ouverte, roulant saoule dans la saumure verte ; en contemplant, écoeuré, sa carcasse boursouflée, échouée par la marée, picorée par les goélands… puis Jack perdit intéret à ce jeu, il avait faim et se dit que ce devait être le matin.
Il repartit devant lui, ahuri, comme un cheval qui revient d’épouvante du bout de son chemin…
En d’autres temps, Jack aurait su expliquer où il allait, comme il l’avait déjà fait à Fidèle…
– Pour revenir au Trou, tu descends la Rive Sud à partir de Québec ; tu suis l’autoroute, ça prend deux grosses journées; tu marches en gardant les chars de face parce qu’eux te voient pas mais ils te cherchent tout le temps. Deux jours que tu marches comme ça, pis une nuit que tu passes juché en l’air avec les pigeons, couché entre les poutres sur la tablette de béton du pilier du viaduc de Saint Allier. Tu marches. Tes pieds marchent, parce que c’est tellement long que toi t’es ailleurs. Tu marches, pis rendu à la dernière calvette avant la sortie #68, tu dévales l’accotement de gravier; là, il y a comme un espèce de bourdonnement figé dans l’air, une torpeur qui t’arrète. Là, du côté du p’tit bois, c’est la trail qui mène au village. Là, tu meurs ou tu décides de continuer pis tu passes sous la travée en écoutant résonner tes pas dans le grand tuyau-écho-humide en acier galvanisé ; à l’autre bout, tu débouches dans un creux, une cuvette d’herbe comme un écrin de velours vert. Là, le ciel est toujours bleu, pesant, un peu inquiétant. Tu vois pus du tout la route. T’entends les autos passer en hurlant comme des âmes pressées d’être ailleurs… Pis là, à partir de là tu le sais déjà, à partir de là t’es arrivé…
Ensuite, aurait-il pu continuer, on traverse la deuxième calvette de tôle sous la deuxième voie de l’autoroute ; on débouche sur le fossé avec les aulnes, puis les épinettes noires qui étouffent des petits merisiers pourissants qui cachent un sentier où déjà c’est comme un autre pays ; un sentier qu’on emprunte, qu’on suit, qui va de clos de bois en clos de bois entre les terres, évitant systématiquement les chemins et les champs découverts, contournant les bâtiments et les habitations de façon à être toujours sous le vent des animaux, des humains et de leurs chiens.
Ensuite le sentier s’élève, franchit deux côteaux et deux vallées puis en gravit un dernier plus haut d’où l’on voit toute la région. Et là on arrive à une maison abandonnée à pignon haut, plantée sur la crête du côteau ; une vieille maison grise en bardeaux entourée de framboisiers…
Cette fois, Jack était parti comme obligé. Obligé par Fidèle qui en grandissant le poussait hors de lui. Et Jack devait retrouver sa place. Il était parti en sachant d’avance ce qu’il trouverait mais en refusant de le voir jusqu’à ce que…
C’est en traversant la cuvette entre les deux voies de l’autoroute que le cri d’une grosse corneille sortit Jack de sa torpeur et qu’il se rendit compte où il était ; qu’il se souvint d’où il était allé et qu’il ré-entendit le policier de Ville de St Hubert lui dire :
– Armstrong ? Ya pas de rue Armstrong ici.
– Ça s’peut pas, c’est là que ça s’est passé, c’était juste ici pis la maison était là ; on faisait venir du poulet pis de la pizza…
Mais au poulet St Hubert, pas plus que chez Pizzella, personne non plus ne se souvenait de ça.
Après Québec, après Montréal ; après les pieds de nez inutiles aux autos-patrouille devant le quartier général de la SQ ; après le bar désert de l’Hotel Iroquois où le waiter l’avait chassé en lui demandant de voir son argent ; après la taverne Terrapin transformée en restaurant, et où les partys de secrétaires avaient remplacé ses chums d’antant qui étaient toujours bons pour une bière sur le bras d’un innocent ; après le bureau abandonné du Docteur avec son affiche À LOUER; après tout ça, se faire dire qu’Armstrong, ça n’existe pas l’avait défoncé, oblitéré, trépané complètement.
La corneille rauque le nargua une dernière fois puis disparut au dessus des arbres.
– Ah ben sacrament ! Y vont l’avoir s’a gueule !!! On a peut-être perdu la game mais ils vont au moins se rappeler qu’elle a été jouée…
Puis, il s’engagea dans la seconde calvette de tôle qui donnait sur le sentier en criant au ciel :
– Sacrament de sacrament !… Fidèle !
C’est en entendant la corneille croasser que Fidèle sut que Jack était arrivé. Il quitta son promontoire et dévala le sentier vers l’autoroute. Puis il figea. Jack était là, le poing en l’air qui criait. La furie incarnée. Les autres fois, Jack était revenu comme l’enfant qui en mettant le pied dans la maison cesse de chantonner pour hurler qu’on lui a fait mal, que ses petits amis l’ont attaqué… toujours les mêmes mots…
– J’va le faire… Tant quà fondre dans mémoire du monde, j’va l’faire pour vrai ; j’va me d’jomper mon bateau, j’va partir, j’va descendre c’te grand fleuve là, j’va prendre le détroit de Belisle pis j’va jouer au Titanic… Fidèle connaissait la rengaine… Un jour, j’va mettre le feu à cabane pis là ils vont ben être obligés de voir pis d’entendre, là va ben falloir qu’ils fassent quelque chose…
– Pis l`a tu vas être mort, mon coeur –disait Caro– pis on va être ben débarassés…
Mais une fois déclenché Jack n’entendait plus rien …
– Pis si ça fait pas, j’va descendre à Coureuse des Grèves, j’va monter sua table, j’va faire mon grand speech en m’arrosant avec ma cannisse de gaz pis là, quand la télévision va venir, j’va crier que c’est moi qui l’a fait, c’est moi qui a tiré la chaîne, c’est moi qui le tenait quand il est devenu bleu… Pis qu’y aille pas un crisse qui dise : «Quoi ? Que c’est que tu dis ? Qui ça ? De quoi tu parles encore ? De quoi tu déparles, on est tanné de t’entendre.»
Fidèle savait déjà tout cela par coeur, mais cette fois en voyant Jack hirsute dans le sentier criant son nom il eut peur. L’homme semblait possédé. Fidèle se blottit dans le taillis, le regarda passer et le suivit de loin jusqu’au Trou.
Tout de suite il entendit les voix s’élever à l’intérieur. Il s’approcha pour mieux entendre :
– … pis tu penses que tu peux partir à cheval sur la première bourrasque qui passe, sans avertir, sans rien dire, pis qu’on va rester là plantés dans nos pots en attendant que monsieur revienne nous verser un peu d’eau. Ben non. Non, non, non !
– J’ai dit «Où-ce qu’il est Fidèle ?» Sacrament !
– Y t’a pas attendu, mon chevalier errant, pis moi non plus. C’te fois là, moi j’suis descendue, pis j’y ai téléphoné… j’ai téléphoné au Chien.
– Non !
– Il m’a demandé de venir le voir ; il m’a dit qu’il s’ennuyait de moi.
– C’est pas vrai. Où est-ce qu’il est le flo ?
– J’l’ai envoyé voir Lupien. J’l’ai envoyé à ma place… wouf, wouf…
– J’lai toujours su qu’tu couchais avec les Chiens. J’le savais pis j’disais rien…
– Pis moi, je savais que tu savais… pis j’t’ai vendu.
– C’est fini, Beauté ; t’auras beau hurler les soirs de pleine lune, te promener toute nue… c’est fini. Où est-ce qu’il est Fidèle ? Faut qu’j’y parle… j’ai d’jompé un train, j’étais pus capable, j’avais décidé de pas revenir… j’voulais voir, j’ai vu : la maison, la rue, tout est disparu, effacé, jamais existé…
– J’le savais… y s’est rien passé… c’est moi qui a tiré la chaine, Jack, c’est moi qui te tenais quand il est devenu bleu…
– C’est pas vrai ! J’veux voir mon fils.
– Ton quoi, ton qui??
– Mon… commence pas ça.
– J’te l’ai dit, y est parti.
– Fidèle !
Fidèle écoutait. Il comprenait tout et ne comprenait rien. Mais soudain il se rendit compte que cela ne le regardait plus ; comme si la grosse van de ses rêves s’était arrêtée et que le chauffeur avait dit «Monte, on va aller jusqu’en Californie» et qu’il avait dit oui… Jack était revenu. Jack l’appelait. Caro avait besoin de lui. Fidèle se boucha les oreilles, ferma les yeux, décida d’attendre jusqu’à la nuit…
Il ne resta rien de la maison. Les pompiers volontaires, ameutés par la lueur tout en haut du troisième côteau, assistèrent impuissants à la fin du brasier.
Dans les décombres, à la grande surprise des gens du village, on déterra des restes humains que le médecin légiste identifia comme étant ceux d’un mâle et d’une femelle adulte de race blanche. Probablement des itinérants.
Sur les Plaines d’Abraham, sur la rue St-Jean, en hiver, en été, le jour, la nuit ; au parc Lafontaine, dans les champs de tabac de la péninsule du Niagara ; à Woonsocket, Saco, Poughkepsie ; dans les îles grecques, à New York, à Paris ; partout à la fois, un homme, presqu’un enfant, raconte inlassablement comment il fut conduit la nuit dans un métro-fantôme où il aurait appris le secret de la Californie…
– …c’est comme les oranges… un des grands mystères de la vie.
Outremont, le 14 novembre 1989