De l’utilité du bommeux

Bommeux; c’est lui qui se nommait comme ça. Moi, j’aurais dit que c’était un «quêteux». C’est le mot que j’ai appris quand j’étais petit, alors qu’ils étaient beaucoup moins nombreux à pratiquer cette activité là; alors qu’à la campagne on leur réservait encore une place à table et qu’on les gardait même parfois à coucher. Dans le temps, ils avaient une fonction sociale claire, en plus de permettre aux gens de «faire la charité», fonction qui était d’apporter des nouvelles du vaste monde autant que du rang d’à côté.

Aujourd’hui, on les appelle sans abris, fugueux, psychiatrisés, trippeux et ils sont nombreux à porter deux ou trois de ces chapeaux là à la fois. Un échantillonnage large mais incomplet de « ceux qui sont tombés entre les mailles du filet social ». Ce qui est une belle phrase pour dire d’eux qu’ils sont  dans la marde… Malgré cette évidence, j’ai parfois tendance à penser – quand je suis seul et qu’il n’y a personne pour me voir aller – qu’ils ont choisi, décidé, de faire de la quête un métier, ce qui est l’extension de l’existence romancée du quêteux mythique de mon enfance.

Cela dit, les bommeux que je connais n’ont pas vraiment l’air de la trouver drôle, la job. Entre autres parce que l’ancienne charité (la chrétienne, car nous en avions le monopole en ce temps là…) dont bénéficiaient les quêteux de mon enfance ne pogne plus. La pratique de cette charité là n’est plus vraiment une activité winner pour le monde comme moi. Cela depuis qu’il n’y a plus personne pour inscrire notre générosité dans le Grand Livre; comme une manière de mise de fond à créditer sur le prix de notre place à la droite du Père pour l’éternité. Le marché pour cette charité là, que j’appellerais la charité chrétienne artisanale, telle qu’elle se pratiquait alors s’est complètement effondré. Ça ne marche plus. Plus personne n’achète, du moins plus pour les raisons de ce temps là. Surtout quand ça se passe dans la rue.

De nos jours, c’est le Ministre du revenu qui est le chef comptable de nos générosités. Mais il est moins généreux dans ses récompenses et plus chichiteux que l’ancien qui nous promettait rien de moins que la vie éternelle. Dans l’ancien temps on savait pourquoi on donnait. La comptabilité manquait de transparence mais on jouait pour le gros lot. Aujourd’hui tout est très bien chiffré, le nouveau comptable exige des preuves avec des montants pis des numéros de charité, mais ce qu’il nous offre en retour est vraiment mesquin. Cela dit, le système fonctionne assez bien pour la charité industrielle, pour les grosses organisations, mais pas du tout pour le bommage artisanal qui me préoccupe. Me voyez-vous dire à B… : Hey, si tu peux pas me faire un petit pushing auprès de St-Pierre, alors, au moins, donnes-moi un reçu. Impensable. Et l’autre moitié de la description de tâche traditionnelle du quêteux artisanal a, elle aussi, a été balayée par le progrès. Avec nos téléphones, nos télés, nos ordis, nos Blackberrys, on n’a vraiment plus besoin de B… pour connaître les nouvelles du rang d’à côté.

Alors, si mon bommeux ne peut plus me renseigner sur les derniers potins, ni m’aider à aller au ciel; si je ne peux pas déduire son allocation de mes revenus imposables, alors c’est quoi sa contribution? Sa Valeur Ajoutée à mon Vécu? Et comment se fait-il que, bizarrement, je ne me sente pas perdant en traitant avec lui? La seule réponse est que mon bommeux a vraiment une VAV, même si je n’arrive pas à voir ce qu’elle est. Sinon, je ne continuerais pas de donner à quelque chose qui ne m’apprend rien, qui n’est pas déductible d’impôt et qui n’est pas de la charité chrétienne artisanale véritable.

Pour trouver son énigmatique VAV et ma motivation à continuer de donner, il faut donc chercher ailleurs que dans la tradition. Et cela m’agace d’autant plus que je me méfie des mouvements spontanés, des réflexes ataviques et des élans du cœur. Ça finit toujours, soit par une faillite ou du braillage. Et j’essaie d’éviter les deux.

Vous vous demandez peut-être pourquoi je vous parle de tout ça? Tout simplement parce que B… est disparu. Et, à ma grande surprise, cela m’a laissé un vide; un trou de  quelque chose que j’essaie de comprendre et de nommer.

Je m’interroge. J’ai été surpris de me rendre compte que j’en n’ai pas encore choisi un autre, de bommeux. J’hésite, je ressens une manière de quasi fidélité à son égard, ce à quoi je ne m’attendais pas. Mais je vais tout probablement me tanner d’attendre s’il ne se remontre pas la fraise bientôt. Il va perdre sa place, mon ami B… Je vais le remplacer parce que la nature a horreur du vide. C’est connu. Pis moi, je suis tellement yin et yang, bio, écolo, recyclo, vélo, canot, pédalo, que la nature pis moi c’est pareil; je le ressens, le vide. Alors c’est sûr que je ne continuerai pas comme ça.

Avant de disparaître, B… passait parfois dans ma ruelle. J’étais surpris à chaque fois. Il marchait vite. Dans sa bulle. Plutôt fâché. En se parlant et gesticulant. Il passait tout droit sans me voir à ma fenêtre, ou sur ma terrasse avec mon café.

Avant de devenir mon bommeux, il passait peut-être déjà, mais je ne le voyais pas. Il y a des tas de gens en ville comme ça qu’on ne voit pas. S’il fallait les voir tous, cela risquerait de faire trop, même pour un gars généreux comme moi. En fait, les bommeux c’est comme les chiens bruns; on n’en voit jamais, ou, du moins, on les ignore. Même qu’une personne ordinaire ne se pose pas de questions du tout à propos de l’existence des chiens bruns. Cela ne nous regarde pas. Puis, un jour, souvent par hasard, on s’en achète un; là, on se met à en voir partout.

Avec mon bommeux, c’est pareil. Depuis que je connais B…, je vois de ses confrères à presque chaque coin de rue (Et j’utilise seulement le masculin ici pour alléger le texte parce que, si je nommais les autres, ça en ferait vraiment trop).

Cela dit, v’là B… tout à coup, une apparition dans ma ruelle. Vous conviendrez avec moi qu’il y a de quoi être surpris : mon bommeux dans ma ruelle! Sentez-vous la dissonance? Il y a quelque chose qui n’est pas à sa place dans cette phrase là, et ce n’est pas ma ruelle. Jugez-en par vous même. Je répète : Mon bommeux dans ma ruelle! Pas loin de me dire : Si il faut qu’ils se mettent à envahir le quartier. Imaginez; moi, un si bon gars, presque penser une chose comme celle-là, avec un ils dans la phrase qui tient tout cela à bout de bras. Une fois, j’ai même déjà presque pensé : Une chance que la porte de la palissade est fermée.

Une apparition comme celle-là, c’est le genre d’événement qui oblige le bon citoyen à se rappeler que la ruelle appartient au domaine public, à se dire que l’autre a le droit d’être là; événement qui me rappelle certaines ruelles de petites ville françaises qui affichent  »Passage interdit. Riverains seulement ». Chez nous aussi, la ruelle ne doit normalement servir qu’entre nous; ce n’est ni une rue ni une route, mais on est quand même moins fesses serrées que les français à  cet égard.

Alors j’ai été un peu surpris de voir B…, mon bommeux, là. Si près de chez moi. Mais je me suis vite ressaisi. Remarquez que, même ressaisi, je n’ai jamais rien fait pour l’intercepter du genre : Hey B… je suis content de te voir, viens donc prendre un café, ou un sandwich. Ou; On a du rôti de bœuf pour souper, viens ?  Non, je n’ai jamais fait cela. Me semblait, que ça ne se faisait pas. Ce que je veux vraiment dire, c’est plutôt que je voulais respecter sa bulle, je ne voulais pas le déranger. Moi, je n’aime pas beaucoup ça quand on me dérange, alors j’ai pensé que pour lui, ce serait comme pour moi.

Je me souviens aussi d’un hiver où il dormait sous le petit comptoir du guichet automatique dans le portique de la banque au coin de Saint-Laurent et Laurier. Il s’en réjouissait, se trouvait chanceux. Moi, je couchais, et je couche toujours, dans mon lit, chez moi et – si j’y pense – je m’en réjouis et je me trouve chanceux, mais d’habitude la question ne se pose même pas. Encore là, je n’ai pas osé lui offrir la chambre d’ami pour ne pas l’insulter. La dignité d’un homme (encore le masculin pour alléger…), moi je crois vraiment à ça.

Quand je parle de B…, c’est lui qui a fourni l’appellation bommeux, mais c’est moi qui ai ajouté le mon. Et ce n’est pas parce que je prétends le posséder en exclusivité. D’abord j’en n’aurais pas les moyens. Je le partage. Et cette garde partagée ne me semble pas vraiment suffisante pour expliquer le bien-être (le petit velours) que je ressens à le fréquenter. Je ne suis donc pas certain de la contre-partie dans nos échanges. Malgré mon côté possessif, j’ai l’impression que lui n’aurait jamais dit qu’il était le bommeux à Gélinas. Surtout parce qu’il m’appelait toujours Monsieur et m’a toujours vouvoyé gros comme le bras. Plutôt que de se considérer, lui, comme ma chose, je crois qu’il me considérait, moi, comme un de ses clients. Un de ses abonnés. Ce qui soulève encore la question : qu’est-ce donc que j’achetais qui me faisait quand même du bien? Pas évident à savoir d’autant plus que dans cette transaction là, on a toujours dit communément que c’était moi, et non lui, qui faisait le bien. Chose certaine, c’est moi qui payais. Ça c’est un fait objectif. Et, quand je paie, j’aime bien savoir pourquoi.

B… était un gars bien élevé qui avait la switche courte. Il perdait les pédales si les beus ou les chiens l’interceptaient en train de quêter, s’ils le menaçaient d’une autre amende de 150$, ou si un autre bommeux ne respectait pas l’horaire de la rotation des places, ou même, parfois, juste s’il se pompait en me parlant de tout ça.

B… reste donc une énigme. C’est quoi sa VAV? Et puis je le trouve pas gêné de m’avoir créé un vide sans préavis et auquel je ne m’attendais pas. Je suis un peu frustré qu’il soit disparu sans avertir, ni consulter. Je me serais attendu à un peu plus de délicatesse de sa part. Mais je ne suis pas rancunier. Je suis certain qu’il servait à quelque chose dans ma vie. Et ça me manque. En fait, je crois qu’il me ferait plaisir de le voir en poste à nouveau dans mon quartier. Je suis presque prêt à me réabonner.

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