La fille accordéon

Au moment de sa naissance, l’Alleluia du Messie de Haendel avait surgi avec son premier cri comme une avalanche d’air de montagne balayant l’atmosphère médicamenteuse de la salle de délivrance. La vague sonore était d’une telle ampleur que les pieds de la mère avaient quitté les étriers, ses bras s’étaient étendus comme des ailes, et elle avait lévité un court moment sur le dos, les jambes en l’air, au moins deux pieds au-dessus de la table d’accouchement. Le rêve qu’elle avait si longtemps secrètement endigué venait de déborder. La musique avait rempli la salle jusqu’au plafond, puis débordé elle aussi et dévalé dans les corridors envahissant l’aile ouest entière de la Miséricorde.


Le choeur aurait probablement réveillé toute la ville si ce n’était que les fenêtres et les portes étaient scellées pour préserver l’asepsie des lieux; ce dernier fait étant un triste «Manque d’imprudence» (Jacques Brel) qui l’empêcha d’éclabousser les bas quartiers de sa scintillante poussière d’étoile.

L’Alleluia réverbérait donc dans l’hôpital, et tout le monde –de la caféteria, aux bureaux de l’administration, à la pouponnière– leva la tête, tendit l’oreille et se crut victime d’une douce folie, avant de retourner tout empreint d’une chaleur inaccoutumée à son train-train quotidien.

À ce  même moment, le père de la Petite arpente nerveusement le corridor; il est soudainement saisi –arrêté comme par un parfum diffus dans l’air lumineux d’un sous-bois– et avant même qu’il ne puisse se rendre compte de ce qui se passe, la musique le soulève lui aussi de terre; il vole, bat des ailes, fait deux tonneaux en lâchant des cris de Sioux, salue Garde Champêtre qui en échappe le plateau du 426-bis en passant, puis il atterrit, tout flageolant d’émotion, juste devant la porte du bloc opératoire. La musique s’estompe; le père constate qu’il lui manque une de ses sandales Dr. Scholl; il se retourne vers le corridor; Garde Champêtre est à quatre pattes devant le contenu éparpillé du plateau, marmonnant: ça s’peut pas, ça s’peut pas… Mais plus loin, là où l’homme a pris son envol, la sandale attend comme une preuve irréfutable de ce qui vient de se passer; Garde Champêtre et le père la voient en même temps, se regardent et éclatent du plus généreux et grand rire qu’on ait jamais vu de mémoire d’hôpital.

Pendant ce temps, dans la salle d’à côté, le médecin se remet de ce qu’il a cru être une vision des anges chantant au dessus de la crêche de Noël : Mais c’est février, ça s’peut pas… tandis que l’infirmière attribue le phénomène à sa ménopause qui n’en finit plus.  La Petite, elle, dort déjà dans les bras épanouis de sa mère.  Son étrange pouvoir de faire surgir la musique s’était manifesté pour la première fois et la vie, la sienne et les nôtres, ne serait plus jamais pareille.

Trois jours plus tard, nous ramenions l’enfant à la maison. Ses deux frères, formant un front commun de circonstance, l’attendaient main dans la main au pied de l’escalier.

– Comment s’appelle-t-elle? dit Philippe, sept ans.
– Geneviève.
– Ah… Jeune-Vierge, c’est un beau nom…
– Écoute, maman, dit Antoine, le cadet, cinq ans.
– Quoi?
– Elle; c’est une boîte à musique.
– Mais voyons, c’est ta soeur.
– Je sais, mais écoute; elle joue…
– C’est la radio… dit le père.
– Non,  dit Philippe, je l’entends, moi aussi.

Les parents se regardèrent en souriant; on éteignit la radio.

– Tu vois, dit le père.
– Tchutt ! Écoutez,  répéta Antoine.

On écouta, puis de loin, très loin, du plus profond du silence de la maison arriva un tintement cristallin, comme celui d’un petit mobile de verre chinois. La Petite semblait sourire, malgré que les parents savaient qu’un poupon de trois jours ne sourit pas;

– C’est beau,  dit Philippe.
– C’est elle,  dit Antoine.

Le père revérifia la radio, ouvrit la porte, sortit écouter sur le balcon, et ne vit que le ciel bleu et la lumière laquée et froide d’un après-midi de février; il était heureux; il revint dans la maison toute chaude et l’enfant tintait toujours :

– Oui, c’est elle,  dit-il à son tour.
– C’est beau,  dit Philippe.
– Comment on fait pour l’éteindre?  dit Antoine.

Cette fois un vrai sourire –toute la famille, parents et enfants, pourrait en témoigner sous serment et devant le juge si nécessaire– passa sur le visage du bébé qui fermait les yeux.

– Elle s’endort,  dit la maman.
– J’ai trouvé ! J’ai trouvé !  crie Antoine.
– Quoi?
– On a juste à enlever les batteries…

Mais cela ne fut pas nécessaire; la musique s’estompait déjà, Geneviève dormait.

Plus tard, vers minuit, juste à l’étale de la première nuit de l’enfant à la maison, la mère qui venait de se réveiller poussa doucement le père du coude  sur l’oreiller:

– Écoute…

La houle paresseuse des Gymnopédies de Satie berçait le silence.

– La Petite…

Ils se levèrent, légers, ravis, et dans la pénombre à pas feutrés, eurent l’impression presque de nager jusque dans la chambre du nouveau-né.

– Regarde….
– Elle dort.
– Non, écoute… elle rêve.

Le lendemain au petit déjeuner, Antoine –qui ne connaissait pas encore Satie– avait dit:

– Je veux aller au bord de la mer.
– Avec Jeune-Vierge,  avait ajouté Philippe.
– L’été prochain, promis,  dit la mère.
– Avec Geneviève,  dit le père.

À trois mois, la Petite battait la mesure.

À huit mois, on la sentait déjà juste au bord de son premier mot.

– Venez voir, elle va parler,  dit la mère, regardez : maa-mman. Maa-maan.
– Mmm…mmm, força la Petite, en agitant les bras comme pour mieux attraper les sons.
– Mmmaaman…
– Mmmmoo…
– C’est ça…
– Mmmoo…
– Maaa…. rectifia la mère.
– Mooo… insista la Petite, Moo..zart !

Jusqu’à  Moozart,  Geneviève avait été Alleluia, tintements, Gymnopédies, tout simplement, comme elle avait été poupon aux yeux bruns, sans le savoir. Mais avec ce mot elle s’entendit, avec ce mot écho elle commit elle-même sa première voie de fait sur son innocence d’enfant, comme on découvre un matin  ses yeux bruns dans son miroir et comme on se met à regarder, en sachant qu’on regarde avec ses yeux bruns, de plus en plus conscient de leur pouvoir. Avec ce mot, de personne, elle devenait quelqu’un, une personne. Et les choses se précipitèrent.

Peu de temps après avoir ainsi parlé, elle se tint un jour debout, triomphante, étonnée. Puis bientôt, par courtes bourrées, coquette, elle marcha, chassa Macha le chat sur la moquette du salon; devint de plus en plus occupée à toucher, prendre, goûter tout, de la pâtée des chats, aux faïences, aux vieux souliers; et sa musique disparut ou presque, c’est-à-dire qu’au lieu d’émaner autour d’elle, elle se mit à l’écouter, la réclamer, à s’y plonger…

Un matin, nous nous réveillames dans une cathédrale sous la mer;  le concerto d’Aranjuez montait du salon; nous descendimes; Geneviève –Macha, le chat, blotti dans ses bras– était assise dans un carré de soleil tournée vers les hauts-parleurs; une grosse larme paisible perlait sur sa joue; à la fenêtre un chrysanthème en fleurs. Elle nous vit et, comme se souvenant d’un pays perdu tout chaud, sourit et dit :

– C’est beau…

Donc si je dis qu’elle était moins musique, qu’elle ne jouait plus, d’évidence, même si cela est vrai, il est aussi vrai que cela est faux, et que c’est peut-être nous qui savions moins l’écouter.

La veille de ses sept ans, Geneviève se buta, refusa d’aller se coucher :

– J’veux pas, j’veux pas…

Un caprice têtu que rien ne put expliquer. Sa mère l’installa elle-même dans son lit, la borda, l’embrassa, lui dit d’écouter.

– J’veux pas…

La Petite pleura –doucement,  longtemps, comme on pleure pour soi– et finalement s’assoupit. La maison était étrangement calme. Vers minuit  –c’est bizarre les choses qui passent à cette heure-là–  Macha, qui avait refusé de rentrer pour profiter du temps doux de ce dégel de février, vit la maison s’envelopper d’une lueur phosphorescente comme un énorme champignon trapu de lumière paisible et chantante; Aranjuez, l’Alleluia, tintements, Gymnopédies, le plus magistral long et beau des pots-pourris. Il fut le seul à le voir et à l’entendre  –minuit en février c’est vraiment noir et tous étaient couchés. À l’intérieur personne ne s’était réveillé, et sur la rue personne n’était passé.

Au matin, Geneviève se leva.  Elle avait, on eut dit, l’air d’avoir grandi. Elle répéta :

– J’aime pas ça, j’veux pas…

Mais la conviction n’y était pas, comme quelqu’un qui ne sait plus s’il a gagné, s’il a perdu.

– Mais quoi? Geneviève, dis-le.
– Pourquoi il faut avoir sept ans, j’veux pas.

Sa mère lui fit un gros câlin, son père la prit sur ses genoux et lui dit :

– Alors, t’as bien dormi?
– Non, j’ai rêvé.
– Ah oui, et à quoi?
– J’sais pas, j’veux pas, j’me souviens pas.

Finalement, elle accepta quand même les cadeaux de ses sept ans qu’elle déballa, en pleurant. En pleurant et en riant.

Aujourd’hui, Geneviève ne se souvient plus de ses sept ans, ni des quelques années qui suivirent, mais son corps  –qui faisait sa petite affaire sans lui en demander la permission–  avait alors grandi, s’était rallongé et arrondi avec insistance comme cela arrive entre deux boîtes de biscuits Whippet chez grand-maman qu’on rejoint maintenant sans grimper sur la chaise de la cuisine; entre deux automnes, deux essayages de jupe ou de blouse neuve pour le couvent; entre deux hivers lorsque les bancs de neige sont plus petits que ceux d’avant; entre deux étés lorsque le maillot de bain craque aux coutures et qu’on se promène le dos courbé.

La Petite ne se souvenait plus du jour de ses sept ans, ni du grand pot-pourri lumineux dans la nuit et son corps avait grandi  –puisque c’était son job et qu’il le fallait–  mais discrètement, en se souvenant à sa place qu’elle ne le voulait pas; discrètement, comme un accordéon muet, fermé, replié sans le savoir sur son enfance heureuse; un accordéon prêt à s’ouvrir, à chanter si jamais elle changeait d’idée. Ses parents lui répétaient constamment :

– Tiens toi droite, t’es plus une enfant. Les fesses au fond du siège!

Et, pour elle, c’était un piège. Elle se voyait toute raide, accordéon à bout de souffle tout étiré, figée à jamais comme une colonne de sel si jamais elle se retournait pour regarder en face l’âge adulte auquel d’instinct elle tournait le dos. Bien qu’elle parla beaucoup, elle était devenue muette. Ce quelle croyait, j’imagine, c’est qu’on devait être soit fermé ou tout grand ouvert; figé, quoi que l’on soit. Pourtant, c’est entre les deux que l’instrument respire et chante, dans le va et vient entre l’enfance et l’âge adulte que se joue la vie et qu’on se retrouve en vie. C’est Macha, le chat, qui patiemment le lui enseigna. Il commença par venir quêter des caresses, puis mine de rien il lui demanda de l’étirer, ce qu’elle fit, comme on tient un bébé en l’air au bout des bras. Plus tard il revint, elle recommença. Puis un jour comme ça, dans la cuisine, un matin, vers huit heures moins vingt, alors qu’il ne s’y attendait pas, elle se pencha, l’attrapa et hop, Macha au bout des bras; et sans avertissement, accompagnant le mouvement, une bourrasque de notes empilées s’échappa comme de l’accordéon qu’on ouvre brusquement sans toucher au clavier.

– Bon Dieu, qu’est-ce que c’est ça !  cria sa mère étonnée.
– C’est moi, c’est Macha, j’avais envie de l’étirer.

Elle venait de rompre son silence, c’était presque une danse, plus besoin de parler…

Aujourd’hui, il se prépare encore des choses car on entend parfois, lorsqu’elle oublie que nous sommes là, dans la maison partout, un petit air de Java…

Outremont, le 26 décembre 1985

Innocenti ……. La mère et l'amie