Comment dire

Il avait toujours parlé à la fois trop et pas assez.

Cette fois, il voulait lui dire ce qu’avait été plus de la moitié de sa vie ; la nommer elle, se nommer lui, les nommer tous les deux.  Il en avait envie.  Elle qui en l’appelant rajoutait souvent un P –comme dans Parfait–  rieur ou cinglant à son nom.  Vingt-cinq ans.  Il cherchait des mots nouveaux, qui ne venaient pas, pour dire ce qui s’était passé, et ce qui se passait tout le temps au cours de ce très long et inextricable présent…


Le soir de leur première rencontre, il avait dit «Mais comment ai-je pu vivre sans te connaître jusqu’ici?» ; Elle avait souri, il l’avait demandée en mariage et, sans le croire, elle avait dit oui.  Ensemble ils avaient beaucoup ri.  Aujourd’hui, ils répétaient avec étonnement : «Plus de la moitié de ma vie… plus de la moitié déjà ; et demain ce sera la moitié plus demain ; puis après-demain… » Il se dit alors qu’ils s’envahiraient désormais totalement, et qu’ils le savaient tous les deux déjà, et même que déjà cela était fait.

Il cherchait des mots nouveaux et ne trouvait que ceux qu’il avait déjà écrits :

«J’vas t’oublier, Joseph-Albert-Daniel Tabarly ; j’va t’oublier comme le vent a fait partir les anges qu’on avait couchés côte à côte dans le banc de neige derrière chez ton père ; j’va t’oublier pis j’saurai même plus ton nom.»

Il se dit en relisant ces mots qu’il avait menti en les écrivant et que, déjà à l’époque, elle le savait et n’avait pas protesté; ils avaient beau essayer, jamais ils ne s’oublieraient…

Vingt-cinq ans.  Il cherchait un geste, une parole, pour expliquer ce que cela pouvait bien signifier, mais de mots et de gestes entre eux il y en avait déjà à la fois et trop, et trop peu.

Il avait écrit :

« …Je te ferai des mots de solitude
Je t’épellerai…»

Il y avait bien longtemps de ces mots là mais elle savait alors déjà effectivement ce qu’ils se feraient l’un à l’autre.  Et cette fois là non plus, elle n’avait pas protesté.  Aujourd’hui il cherchait et pesait à nouveau ce qu’il avait écrit  «Des mots de solitude…». Oui, se disait-il maintenant, c’était peut-être cela qu’on appelait –il osait à peine prononcer le mot– qu’on appelait «amour» ; le mot de solitude.  Oui.  Et c’est pour ça qu’il voulait maintenant lui dire qu’elle avait été, qu’elle était, sa patrie, son havre, sa tempête, la blessure et le grand baume de sa vie.  Mais comment lui répéter ce qui ne se dit pas et qu’elle savait déjà?

Il cherchait.  Une autre fois, il avait écrit :

«Tu étais seule
Ensuite nous fumes deux
Nous serons bientôt quatre
Avant qu’ils ne deviennent solitaires à leur tour.
On dira que nous avons vécu
Et nous saurons que, peut-être,
Tous nos jours n’étaient pas perdus.»

Il avait écrit ça comme le constat, pour lui étonnant, qu’il ne pouvait pas en être autrement.  Et, malgré leurs matins glorieux et leurs nuits enflammées, elle n’avait toujours pas protesté, car elle aussi déjà savait  –ce qui n’empêche pas de rêver–  qu’il ne pouvait pas en être autrement.  Ils furent en fait non pas quatre mais cinq.  Elle avait fait du pain, beaucoup de pain, et lui aussi.  Et aujourd’hui en cherchant ses mots tout cela lui sembla très loin…

Il avait écrit :

«Mes mains m’émerveillent.
Je ne me souviens pas de n’avoir pas été.
Je ne conçois pas de ne pas être.
Je vis.»

Et pour lui qui cherchait, ces mots retrouvés parlaient non pas de lui mais d’eux et, inexplicablement, semblaient tout expliquer de la merveilleuse et terrifiante fatalité de leur vie.

Il avait écrit :

«Toi, un arbre
Moi, le vent
Toi, tout enveloppée et chantante
Sous la caresse du vent.»

À relire ces mots, sans trop savoir ni comment ni pourquoi, il lui sembla qu’ils étaient, avaient été, l’un pour l’autre leur Combat de l’Ange et il les voyait tous les deux emportés, consumés et radieux, sur des chariots de feu.  Mais ça  –du délire–  ça, il ne pourrait jamais le dire.

Il avait écrit :

«Tout près de moi l’on meurt.
Mes larmes ont des sourires
Je ne suis joie ni douleur
Je m’émerveille de fleurir»

En se souvenant de ces mots, il se dit qu’ils étaient toujours vrais et qu’en effet autour d’eux les allers simples pour l’au delà se multipliaient, et qu’aujourd’hui il écrirait «…Tout près de moi l’on meurt.  Je suis joies et douleurs.  Merveille d’être là au matin et de rire…»  Mais il se dit que ça aussi elle le savait déjà.

Il cherchait donc toujours.  Vingt-cinq ans.

Un jour, après bien des années, timidement, il avait échappé un «Je t’aime».  Cela l’avait inquiétée et elle lui avait demandé  «Es-tu malade?»   Pour la rassurer il s’était excusé et avait promis de ne plus jamais recommencer.

Il avait écrit beaucoup de mots :

«Cette saison s’allonge.
J’habite patiemment la sève mourante des érables et le sang des célosies.
Mes yeux se recueillent au spectacle des fruits pourrissant dans la terre,
Nourriture secrète de nos songes à venir.
Cette saison s’allonge…
La neige viendra.
Nos fronts seront marqués du sceau blanc de l’oubli.»

Ces vieux mots là aussi lui plaisaient toujours, mais les mots nouveaux ne venaient pas.  De plus, il en était certain, comme lui, mystérieusement, elle savait tout déjà de leur vie et rien.  Comment en rajouter?  Finalement, il n’écrivit pas.  Il décida à la place d’aller dormir en espérant qu’elle ne ronflerait pas, ou peu, pour qu’il puisse passer la nuit collé à sa chaleur dont soudainement, infiniment, il avait envie.

Outremont, le 31 août 1985

California ……. Desiderata